Michel Déon, Le Figaro littéraire, 13 février 1997

La grande machine à décerveler

 

Comment aborder l’époque où nous vivons ? Avec l’injure à la bouche, par la caricature, en la mythifiant ou en la niant comme si on n’y rencontrait que des ectoplasmes ? Benoît Duteurtre a choisi le constat, je ne dirais pas simple et plat, mais détaché, un constat que trahit seul le titre : Drôle de temps. Oui, drôle de temps où gestes, pensées, attitudes sont conditionnés par des lois non écrites, informulables mais tout aussi puissantes et autoritaires que si elles étaient édictées par la grande machine à décerveler telle que l’imagina George Orwell dans 1984. Ce n’est pas que Duteurtre soit sans cœur et je présume même qu’il en a beaucoup devant la misère de ce monde qui débloque pour ne pas employer un verbe plus grossier. Son brillant essai, Requiem pour une avant-garde, où il se montrait si peu  » musicalement correct « , lui a valu quelques coups bas qui ne l’ont pas tous amusé, mais dans la fiction, ce n’est plus l’oreille qui le chatouille, c’est l’œil : des personnages d’aujourd’hui traversent Drôle de temps sans se demander une seconde s’ils existent réellement eux-mêmes, par eux-mêmes. C’est à la fois le comble du dérisoire, et pitoyable.

On peut regarder ce recueil de nouvelles impressionnistes comme le tableau ingénu d’une société qui a perdu les pédales. La solitude écrase les personnages de ces six saynètes, mais, loin de comprendre qu’ils barbotent dans le néant, ils croient que la vraie vie est là. Et tout concourt à les aveugler : le bruit, un langage de convention, une sexualité totalement dépourvue de sentiments et l’image qui, autant que le bruit, les traque partout où ils vont, leur interdisant le moindre retour sur soi. Drôle de temps ! Non, pas très drôle en vérité, et même plutôt sinistre pour les dernières  » âmes sensibles « .

Je ne crois pas qu’on lira  » La Plage du Havre  » sans chagrin. Même la tardive prise de conscience du gâchis de cette plage admirable ouverte aux rêves des aventures atlantiques vient trop tard. La main de l’homme ne réparera jamais le saccage de la volonté des dieux. Alors… que s’est-il passé pour en arriver là, pour que la poésie et la grâce désertent à ce point les relations entre hommes et femmes, entre hommes et hommes puisque, aussi bien, Duteurtre y tient, sans cacher ce que ces dernières relations dissimulent trop souvent de misères comme il l’a écrit dans Gaieté parisienne. Il n’y a pas de réponse, ou peut-être y en a-t-il trop pour que le mal soit curable.

Dans  » Sortie de classe « , Benoît Duteurtre peint le cruel tableau d’une signature de livres en province. L’écrivain descend dans l’arène, découvre son lecteur, mais ce n’est pas la rencontre du gladiateur et de la bête sauvage, c’est la rencontre de deux inconnus dont l’un seul, le lecteur, croit connaître l’autre. Ce face-à-face peut tourner à l’absurde. Débordé par les vedettes de télévision et les politiques qui signent leurs livres à la chaîne, l’écrivain prend la mesure de son isolement. Il lui reste la fierté de ne pas appartenir à l’économie de marché. L’écriture et l’art sont devenus objets de commerce. Il n’avait, au départ, pas vocation de calicot ou de cabotin. Entraîné dans la spirale, le créateur se révèle un toton dans les mains de son marchand. On ne sera pas toujours aussi pessimiste que Benoît Duteurtre mais son portrait d’une société en décomposition est malheureusement d’une justesse implacable. Je crains qu’il ne soit difficile d’espérer voir un jour s’adoucir son regard attristé.

Michel Déon

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