DUTEURTRE poursuit sa réflexion douce-amère sur les paradoxes de la modernité. Efficace satiriste pour les uns, polémiste réactionnaire pour les autres.
Écrivain musette
C’est l’écrivain que Beckett himself a encouragé à écrire, qui a publié sa première nouvelle dans la revue de Minuit en 1982; l’impertinent critique, arrière-petit-fils du président René Coty, qui a osé s’attaquer au grand maître de l’avant garde musicale française Pierre Boulez… voilà pour la légende. Une fois que l’on a dit ça, on n’a évidemment rien dit de ce grand garçon de 46 ans, formé à la musicologie, qui partage une vie nomade d’écrivain et de journaliste entre Paris, Étretat , New York et les Vosges, où il passe une bonne partie de l’hiver, le cadre enchanté de ses vacances d’enfant et de son dernier roman Chemins de fer à paraître chez Fayard. L’International Herald Tribune l’avait qualifié en 2003 de «cultural bomb thrower » (l’article est consultable parmi d’autres sur le site personnel de l’écrivain, créé par un ami). Benoît Duteurtre fait en effet partie de cette catégorie de gens très cordiaux, peu agressifs en apparence mais capables de déclencher des polémiques violentes. Son essai Requiem pour une avant garde, paru en 1995 chez Robert Laffont, lui avait valu un abondant courrier d’exaspération et de soutien qu’il a joint à la nouvelle édition parue en début d’année aux Belles Lettres. Le satirique Gaieté parisienne avait également fait grincer quelques dents dans la communauté homosexuelle.
Benoît Duteurtre accepte volontiers cette image d’iconoclaste mais trouve les arguments de ses détracteurs parfois un peu courts : La principale arme qu’ils utilisent pour se défendre, c’est de disqualifier mes propos en me traitant de fasciste… » « Je ne fais qu’attaquer la modernité devenue institutionnelle, officielle, les groupes fermés et dogmatiques, c’est-à-dire l’inverse de la modernité qui est pour moi la liberté, l’imagination, l’esprit critique.
La veine humoristique, un peu cynique, l’écriture sans formalisme, la dimension autobiographique, qui traversent la douzaine de romans qu’il a publiés depuis Sommeil perdu (Grasset, 1985), expliquent selon lui que le milieu littéraire ne le considère pas comme un écrivain tout à fait sérieux. Il publie pourtant chez des éditeurs tout ce qu’il y a de plus installé, Gallimard et Fayard, pour les deux derniers. Il a obtenu le prix Médicis avec Le voyage en France en 2001. Ses livres sortent en poche, sont traduits dans plus de dix langues étrangères et, pour la première fois, un de ses romans, La petite fille et la cigarette (Fayard, 2005), va être publié aux Etats-Unis…
Provocateur. Il serait en outre un peu injuste de le cantonner dans la caricature du provocateur, de celui qui se pose contre quand la grande qualité de Benoît Duteurtre, avec une certaine générosité qu’on ne peut lui nier, est aussi d’être pour. Il a ainsi entrepris depuis des années la réhabilitation de la musique dite légère (on lui doit un essai de référence sur L’opérette en France paru au Seuil en 1997). Défenseur de l’accordéon musette, de l’opéra comique, de la vieille chanson française, de la comédie musicale américaine, bref de toutes les musiques méprisées par le bon goût, il produit et anime tous les samedis sur France Musique « Étonnez-moi Benoît » qui veut «explorer les marges de la musique classique sur un mode résolument éclectique, hédoniste, ludique». On ne saurait mieux définir la philosophie du garçon.
Chemins de fer clôt, après Service clientèle et La petite fille et la cigarette, une sorte de trilogie autour de l’ambiguïté de la modernité, de son absurdité parfois: la folie de l’organisation, l’obsession de la technologie, la dictature du progrès, l’extravagance de la réalité»… On y retrouve le ton de comédie dramatique des précédents mais aussi l’ambiance vosgienne bucolique de son livre le plus sentimental, À propos des vaches.
Florence, la cinquantaine, a une double vie: la semaine, active, mondaine à Paris, dans son agence de communication sous les lumières de la ville. Chaque weekend, réfugiée solitaire dans une ancienne ferme à l’écart d’un village montagnard où elle va depuis l’enfance. Le trajet en train est le sas, le lien entre ces deux mondes aux rythmes op-
Benoît Duteurtre fait partie de cette catégorie de gens très cordiaux, peu agressifs en apparence mais capables de déclencher des polémiques violentes.
posés. Dans une forme d’équilibre existentiel idéal», elle fait à Paris « des affaires juteuses qui lui permettent de vivre ici comme une sauvage ». La dégradation des conditions de transport et surtout l’installation en vue de son havre préservé d’un réverbère municipal puis de trois pimpantes poubelles de tri sélectif plongent notre communicante au cœur de ses contradictions. Face à de véritables cas de conscience, complice et rétive à la fois, elle s’interroge avec amertume et ironie sur cette fameuse modernité où le culte de la rentabilité, symbole de dynamisme, condamne ses contempteurs à passer pour des ringards ou des réactionnaires, étiquette que Benoît Duteurtre connaît bien.
Chemins de fer est aussi une réflexion sur le sens de la nostalgie du passé. « Peut-être suffit-il de passer quarante ans pour commencer à regarder derrière soi parce que, dans la balance, le poids de ce qui a disparu devient plus lourd. » Tout le monde de Benoît Duteurtre semble à l’image du dessin que Sempé a réalisé pour la couverture du livre: une petite fille qui dévale une pente en courant dans une campagne enneigée en saluant le train dont on ne voit que le dernier wagon. Faussement léger, naïf et mélancolique comme une chanson de Nino Ferrer.
VÉRONIQUE ROSSIGNOL
Chemins de fer, de Benoît Duteurtre, Fayard, 206 pages. 17 euros, ISBN:2-213-62845-5. A paraître le 16 août.
Page 42 – VENDREDI 23 JUIN 2006 – LIVRES HEBDO N° 651