En arrière, toute !
Le titre de ce « conte philosophique » ne laisse guère douter de son objet : c’est bien un regard sur l’actualité immédiate que propose celui qui s’est fait une spécialité d’épingler la pseudo modernité de l’époque et ses vraies régressions. À l’image de Montesquieu qui, dans ses Lettres persanes, au début du XVIIIe siècle, envoyait Rica et Usbek à la cour de France pour en dépeindre les curieuses mœurs, Benoît Duteurtre a choisi de dépêcher un «jeune députe curieux et constructif» en Rugénie, petit pays d’Europe centrale candidat a l’Union européenne qui porte au plus haut les valeurs du libéralisme et du politiquement correct Une vitrine du meilleur des mondes possibles pour le fringant élu, dont on imagine sans peine les modèles vivants Après avoir vole avec Freelove.com , Thomas avait atterri à Sbrytzk, capitale du nouvel État décomplexé qui avait auparavant dû endurer l’ennui et la grisaille du socialisme. Enthousiasmé d’avance par les réalisations de ce régime disciple de la nouvelle économie, qui affichait son attention sourcilleuse à la santé, l’hygiène et l’«ouverture comme aux activités responsables» et au «respect», Thomas avait d’abord tenu pour négligeables certains désagréments à l’arrivée : taxi délabré, chaussée dégradée, monceaux d’ordures un peu partout, centre-ville interdit à la circulation… Puis tout s’était accéléré II avait pour cela suffi d’un franc sourire adressé à une femme voilée, dans la rame du métro qu’il avait dû emprunter pour rejoindre son hôtel. Libéralisme et puritanisme allaient en effet ici de pair. Privatisations à outrance et interdits à foison rythmaient la vie du pays, dans une ambiance de surveillance généralisée.
Benoît Duteurtre, avec son habituelle verve satirique, brosse un tableau accusateur de la prétendue vitrine, en même temps qu’il observe chez son héros les effets d’une sérieuse cécité idéologique Sur ce chapitre, le « nouveau monde » incarné par celui ci ne paraît pas avoir fait de progrès décisif Le récit avance ainsi, entre évocation grinçante d’un univers orwellien et authentique drôlerie Dans ce haut lieu de I’hvpercapitalisme on dirige les visiteurs étrangers vers de souriants villages Potemkine. Des figurants tiennent la place des paysans chassés de leurs terres : l’appareil d’État au service des chantres de la liberté d’entreprise Ce vers quoi la société ici et maintenant s’est mise « en marche » • » Benoit Duteurtre pose malicieusement la question.