Milan Kundera, Le Nouvel Observateur, 30 janvier 1997

L’école du regard, par Milan Kundera

 

« Le plus grand événement de cette deuxième moitié du siècle, c’est la disparition des trottoirs », disait un jour Cioran entre le salon et la salle à manger, dans l’appartement de Claude Gallimard. Je vois encore les sourires polis et embarrassés qui suivirent. Pourtant, quelle belle leçon du concret ! Car une kyrielle d’événements dramatiques se déroulent sans infléchir si peu que ce soit notre vie. Alors que l’impossibilité de flâner, de faire halte, de marcher côte à côte sur ces minces passerelles jetées entre les piquets, les voitures garées, les échafaudages, cela a changé la notion même de la ville, du quotidien, des promenades, des rendez-vous, de la beauté.

Aussi révélatrice que la phrase de Cioran est l’incompréhension sincère qui lui répondait : elle signifie que non seulement nous ne sommes plus capables de voir les trottoirs tels qu’ils sont, mais pas même capables de nous rendre compte de cette incapacité. C’est le petit livre de Benoît Duteurtre, « Drôle de temps », qui m’a rappelé ce propos oublié de Cioran. Drôle de livre. Sa forme : six proses (ou une seule en six parties ?), qui, pour l’essentiel, ne sont qu’une suite de scènes de la vie : un petit déjeuner à la maison, un jogging à la campagne, un cocktail mondain, une quête sexuelle monotone, l’inauguration d’un parking à l’entrée d’un village, etc. Je le pense depuis longtemps : rien n’est plus important ; pour la jeune littérature contemporaine que de commencer par le commencement, à savoir de renouer le contact avec le concret perpétuellement escamoté. Duteurtre observe et décrit ce qu’il voit. Comme s’il voulait nous dire: s’il n’y a plus d’espoir de changer ce monde qui ne mérite pas d’amour, que nous reste-t-il à faire ? Ne pas se laisser duper. Voir et savoir. Savoir et voir.

L’art du roman a connu pendant son histoire plusieurs écoles de description. Dans le cas de Duteurtre, je pense surtout à « l’école de Tolstoï », par exemple à cette description, faussement naïve, de l’opéra dans « Guerre et paix » : « D’autres gens se mirent à entraîner vers le dehors la jeune fille. Ils ne réussirent pas à l’entraîner du premier coup mais chantèrent longuement avec elle, après quoi ils l’entraînèrent et tout le monde s’agenouilla » Description comme façon d’arracher à une situation le voile du sens supposé, afin de découvrir la nudité comique des choses.

La plus longue prose du livre agence les brèves « scènes de la vie » pour en faire une petite comédie champêtre. Dans deux autres textes, la description tourne au délire fantastique. Un homme se précipite pour faire pipi dans une Sanisette ; le mécanisme aussi sophistiqué que défaillant se referme derrière lui et refuse de le relâcher. Horrifié, I’homme imagine qu’il va rester à jamais prisonnier ou être broyé par l’implacable machine de nettoyage. Après une attente qui n’en finit pas, soudain (on ne sait pourquoi, certainement aussi par défaillance), la porte s’ouvre. Il peut enfin sortir, mais après cette épreuve, il est comme transformé, comme purifié, et le monde qu’il voit devant lui ressemble à une utopie du « monde nouveau ».

Une autre fantaisie : un Parisien se rend à une fête de mariage dans une ville de province. Muni d’un Caméscope, un vieil oncle s’accroche à lui pour l’interviewer. C’est pénible, ridicule, mais comment gâcher ce plaisir d’un bon oncle qui veut jouer au cameraman ? Une heure après, retour à Paris dans la voiture de deux jeunes femmes ivres. Il fait nuit et elles s’arrêtent sur un grand parking près de l’autoroute où, selon le modèle américain, on projette des films pour les automobilistes. Sur l’immense écran, le Parisien, médusé, voit alors apparaître la séquence, honteusement crétine, qu’a tournée son oncle avec lui. Reconnu par les filles, ridiculisé, conspué, il est chassé de la voiture dans la nuit. Ainsi tout ici prend racine dans des scènes banales de la vie: une comédie aussi bien qu’un cauchemar. Cauchemar qui garde toute la gravité comique de l’insignifiant.

Milan Kundera

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