« La circulation et le sens de l’histoire » – Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1231 du 16 au 22 octobre 2020

Carte blanche

LA CIRCULATION ET LE SENS DE L’HISTOIRE

PAR BENOÎT DUTEURTRE

IIs sont tous hégéliens même sans le savoir. Qu’une voix s’élève pour contester telle réforme ou tel aménagement urbain, les nouveaux élus dégainent leur formule: « C’est le sens de l’histoire. » À Paris, David Belliard, adjoint chargé de l’espace public, le tweetait encore voici quelques jours. Si vous trouvez hideuses les nouvelles coronapistes, si vous vous inquiétez de voir les ruelles envahies par les véhicules chassés des grands axes, vous n’avez rien compris: « Nous allons continuer, améliorer l’existant, réaliser de nouvelles pistes, piétonniser et apaiser de nouveaux quartiers. C’est le sens de l’histoire, c’est pour cela que nous avons été élus!» Depuis déjà plusieurs années, Anne Hidalgo s’abrite derrière cette formule en affirmant que ses projets pour la capitale vont « dans le sens de l’histoire » – un sens qui l’autorise à bouleverser celui de la circulation en déclarant que, désormais, « on ne pourra plus traverser Paris d’est en ouest en voiture ». Dans son sillage, tous les politiciens nouveau style en rajoutent, comme Éric Piolle, à Grenoble (« On est aujourd’hui dans le sens de l’histoire, et, en 2020, il faut accélérer les transitions »), ou le nouveau maire de Lyon (« L’écologie est le sens de l’histoire »). Même les élus de droite et du centre reprennent cette rhétorique, tel Étienne Lengereau, maire UDI de Montrouge: « Notre projet pour Montrouge va dans le sens de l’histoire: une ville ouverte, conviviale, dynamique, végétalisée, généreuse, attentive à tous et où chacun prend plaisir à échanger. »

Quant à moi, j’avoue éprouver depuis longtemps un mélange de fascination et de terreur devant ces prophètes qui connaissent par avance le sens de l’histoire et nous prient de le suivre sans discuter. Mon admiration profonde pour l’oeuvre de Karl Marx et pour son analyse de l’histoire, inspirée par Hegel, s’est toujours doublée de perplexité devant sa façon d’en tirer un programme pour les temps à venir. On sait en effet que ce fut le pire égarement des régimes communistes que de trop savoir dans quel sens l’histoire devait avancer – quitte à prier la réalité de s’adapter à la théorie quand il était clair que ça ne marchait pas. Nombre de victimes en payèrent le prix, et quiconque osait contester cette direction se voyait traité de suppôt de la réaction… Je me rappelle aussi, dans un domaine qui m’est cher, la façon dont une avant-garde musicale agressive prétendait, dans les années 1950, définir l’unique voie de la création (la musique atonale) et renvoyait dans les poubelles de l’histoire tout compositeur qui n’obéissait pas. Cette terreur jetée par Boulez et ses disciples sur la vie musicale eut des conséquences dévastatrices – avant qu’on ne s’avise que l’histoire réelle avait peut-être suivi des chemins très différents et renouvelé l’héritage de façon plus subtile. Réfractaires aux diktats historiques provisoires, Chostakovitch, Messiaen, Britten apparaissent ainsi, quelques décennies plus tard, comme les musiciens les plus marquants de cette époque. Car le vrai sens de l’histoire ne se révèle qu’après coup.

De même, s’il importe de lutter contre la pollution (en empruntant le train, en favorisant le petit commerce, en réinventant l’agriculture locale…), je me méfie de ceux qui, au nom d’une histoire écrite d’avance, jugent urgent d’implanter partout des forêts d’éoliennes hideuses et peu rentables, ou de transformer tous les automobilistes en cyclistes et de remodeler nos villes dans cet unique objectif qui fait ressembler Paris au Pékin des années 1960. D’autres voies seraient peut-être plus prometteuses, comme de concevoir des voitures moins polluantes (pour peu qu’elles aient la place de rouler), de privilégier la recherche nucléaire en vue de produire massivement une électricité climato-vertueuse, ou que sais-je encore. Le sens de l’histoire se découvre peu à peu, ce qui suppose curiosité et modération. On dirait toutefois que nos édiles actuels, se copiant les uns les autres, le réduisent à quelques obsessions provisoires, cyclables, végétalisées et supposément « apaisées ». Leurs réformes hâtives et brutales nous contraignent à pédaler tous ensemble à la poursuite de cette histoire qu’ils prétendent écrire pour nous. I

Carte blanche précédente : « De la difficulté de prendre le train » par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1229 du 2 au 8 octobre 2020

Carte blanche suivante : « Ressourcement » par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1233 du 30 octobre au 5 novembre 2020

Une réflexion sur “« La circulation et le sens de l’histoire » – Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1231 du 16 au 22 octobre 2020”

  1. Le passé regorge de personnages oubliés avec leurs idéologies à contre sens du mouvement de l’histoire dont les héros le sont devenus parfois malgré eux. Qui se souviendra du sens cycliste de l’histoire d’Anne quand tout le monde volera en soucoupe ? on parle déjà de taxis volant aujourd’hui. Benoît qui dénonce avec un talent inégalé les dérives de son époque a plus de chance de rester dans l’histoire que n’importe quel autre qui prétendrait en connaître le sens; on repère ces derniers à leurs trottinettes ou baskets fluo en sortant de chez leurs éditeurs qui font faillite la plupart du temps.

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