Nicolas Magenham
Université de Paris X – Nanterre
Dans le dernier chapitre du roman de Benoît Duteurtre (lauréat du prix Médicis 2001), un personnage à bord d’un avion au dessus de l’Atlantique exprime son intérêt pour les « histoires de paradis ». Il évoque notamment un film dans lequel Fernandel interprète le rôle d’un ange. Observant le monde à sa guise, il a l’impression de pouvoir « embrasser l’espace et l’histoire ». Avions et gratte-ciels lui permettent de prendre de la hauteur et d’apprécier le point de vue quasi divin comme une façon d’abolir les frontières et de traverser librement les cultures, sans pour autant souffrir des désagréments que le passage de l’une à l’autre peut parfois engendrer.
Quelques pages plus loin, un autre personnage se réjouit de la présence de l’Europe à New York, notamment en matière d’architecture et dans les musées, « comme si le New York new-yorkais protégeait de toute sa hauteur le New York européen ». Il est vrai que le New York cosmopolite incarne bien cette idée de communication interculturelle, décrite ici comme une expérience heureuse. Mais avant d’en arriver là, Le Voyage en France est d’abord un roman un peu jamesien qui s’attache à la confrontation entre l’Ancien et le Nouveau Monde, une confrontation qui n’entraîne pas le rejet de l’Autre, mais plutôt le désaveu de sa propre culture.
David, un jeune Américain, vit à New York avec sa mère. Subissant l’influence du compagnon de cette dernière, il développe une passion maladive pour la France telle qu’elle est représentée dans les toiles impressionnistes exposées au Metropolitan Museum. Après avoir gagné à la loterie, il s’envole bien sûr pour le pays de ses rêves. Habillé comme au siècle précédent et persuadé que la Normandie de Claude Monet existe toujours, David est déstabilisé par cette France dont le principal modèle culturel semble être les États-Unis.
Le lecteur s’attend à assister à un choc des cultures, mais il est finalement convié à un choc des époques ; Duteurtre décrit des situations parfois saugrenues et souvent burlesques qui évoquent cet autre film interprété par Fernandel, François 1er (1937), dans lequel un régisseur de théâtre du
vingtième siècle se retrouve propulsé à la cour de François 1er. Avec ironie,
l’auteur du Voyage en France choisit de mettre en scène non pas un anthropologue qui considèrerait l’objet de son discours (le Français) comme un primitif, mais plutôt un anthropologue d’antan observant les mœurs d’une civilisation contemporaine. Ici le choc culturel se manifeste avant tout à travers une opposition entre une Europe archaïque et une Amérique moderne, dont les dérives sont montrées du doigt. David et Ophélie, son amie française, ont un siècle de retard ; Duteurtre les entraîne dans une confusion souvent cocasse entre les époques, écornant le temps lui-même, comme l’illustre sa description de la curieuse « sculpture d’horloges » qui trône sur le parvis de la gare St Lazare, ou encore la façon dont David et Ophélie déambulent dans les cimetières.
Quand David arrive en France, il est naturellement déçu par des paysages et une mentalité qui évoquent davantage une caricature des États-Unis que l’image de la France glanée dans les musées new-yorkais. Il est désappointé dès l’entrée du paquebot dans le chenal du Havre : « Il aperçut une vaste cité grise, posée sur cette côte comme un jeu de construction en béton armé. Des tours géométriques se dressaient dans le lointain, comme une réplique de Manhattan en modèle réduit. » Tout au long du roman, Duteurtre se moque avec indulgence des préjugés – en l’occurrence favorables – que David véhicule sur la France, ainsi que de sa désillusion quand il est contraint d’admettre que sa conception du pays ne reposait que sur une poignée d’idées fausses, ou du moins dépassées. David n’est d’ailleurs pas le seul personnage à avoir une vision stéréotypée ou unilatérale de l’Autre. Par exemple, Ophélie n’imagine pas un instant que son ami américain ne soit pas riche ou attiré par le luxe.
La réalité ne correspond guère à la France fantasmée par David ; toutefois son désenchantement résulte davantage de ce qu’il trouve effectivement de l’autre côté de l’Atlantique : un pâle reflet de sa culture natale, celle qu’il vilipende avec ferveur. Est-ce la nostalgie d’un ailleurs (géographique / temporel) ou le rejet écœuré de sa propre culture qui agite réellement David? Si nostalgie il y a, elle ne repose pas sur la notion de manque mais renvoie à une époque révolue que David n’a par définition jamais connue, à une terre promise qui n’a jamais existé ailleurs que dans son imagination. C’est une nostalgie de pacotille, sans doute conçue après la découverte des origines françaises de son géniteur.
Si la désillusion de David est bien présente, elle n’est cependant pas totale. Dans son désarroi, il tente coûte que coûte de se raccrocher à certains vestiges de l’époque à laquelle il voue un culte ; il apprécie les quartiers parisiens conçus par Haussmann, et certains aspects du paysage de Sainte-Adresse. L’Américain finit par faire abstraction de tout ce qui ne correspond pas à son idée surannée de la France. Il ne considère les signes contemporains que comme des « intrus plaqués sur les vieux murs », et n’accorde d’attention qu’à ce qui résiste à ces signes. Si David demeure plus que tout attaché à la vieille Europe, il n’en est pas pour autant insensible au sort de « l’Européen », qui « rêve d’être à la fois d’hier et d’aujourd’hui ». En observant un pays désespérément occupé à se chercher un modèle, le jeune Américain trouve un écho à ses propres errances culturelles.
Le Voyage en France narre également la crise d’un Français face à la quarantaine, désireux lui aussi échapper à la vie qu’il mène. Il éprouve de la fascination pour l’Amérique des libertés, de Jim Morrison et du cinéma, reflétant ainsi les idiosyncrasies de David – plus séduisantes d’un point de vue narratif, me semble-t-il. Dans le premier chapitre du roman, ce cinéaste raté est décrit comme un Woody Allen hexagonal, s’imaginant atteint des pires maladies alors qu’il palpe les ganglions qu’il a à la gorge. Tout comme Mickey dans Hannah and Her Sisters (1986) qui, lorsqu’il apprend la bénignité de son état, se retrouve propulsé dans comédie musicale, l’hypocondriaque du Voyage en France voit le monde apparaître sous un jour nouveau quand son médecin lui annonce qu’il n’est pas malade. Vers le milieu du roman, l’histoire du Français et celle de l’Américain se rejoignent, faisant des deux personnages des compagnons d’armes dans la quête d’un ailleurs qui, à force d’être idéalisé, finit par devenir chimérique. À cet égard, le roman frôle quelquefois le fantastique, notamment avec Ophélie, tellement assortie au jeune Américain qu’elle semble issue de son imaginaire. Vivant une vie de bohème, à l’écart du monde contemporain, ne payant jamais ses notes de restaurant, elle semble immatérielle, comme le fantôme d’une femme morte un siècle auparavant.
À l’issue de ce voyage en demi-teinte, David retourne aux États-Unis, mais sans pour autant « rentrer chez lui ». En effet, parce qu’il n’a pas trouvé la France de ses rêves, l’Américain est invité à oublier ses préjugés culturels et à nuancer son jugement envers son pays natal dont il finira par découvrir et apprécier la beauté cosmopolite. C’est en réalisant qu’il n’est pas vraiment européen qu’il finit par acquérir une identité nationale et accepter d’être Américain. Comme un film de Lubitsch, Le voyage en France utilise la France – et en particulier Paris – comme un lieu permettant à ceux qui y séjournent de se révéler (à eux-mêmes).