«Non au mariage forcé de Rimbaud et Verlaine au Panthéon! » par Benoît Duteurtre dans le Figaro du 19 et 20 septembre 2020

Non au mariage forcé de Rimbaud et Verlaine au Panthéon!

BENOIT DUTEURTRE Une pétition demande le transfert au Panthéon des deux poètes. Qu’on laisse libres les âmes de ces artistes singuliers, au lieu de vouloir les embrigader, répond l’écrivain*.

C’est une pétition qui revendique son aspect militant: Rimbaud et Verlaine au Panthéon comme emblème de la lutte contre l’homophobie. Puis c’est un bataillon de ministres de la Culture qui se rallient au projet, persuadés d’être audacieux et d’aller de l’avant. Le mausolée des gloires nationales se prête à ce genre de coups et permet aux pouvoirs d’utiliser les morts à peu de frais pour communiquer.

Y faire entrer ces dernières années des femmes puis des personnes de couleur pouvait certes apparaître comme un choix nécessaire, reflétant l’évolution de la société française. Mais qu’on envisage d’y accueillir un «couple » de poètes qui n’eurent jamais le sentiment de former un couple et qui passèrent leur vie à incarner la bohème et la liberté, loin de toute vertu républicaine, n’est pas seulement une décision absurde. C’est aussi une marque de mépris de la littérature mise au service d’un combat sociétal – comme l’est désormais trop souvent la culture, réduite à l’illustration de causes politiques et morales!

A 15 ans j’adorais la poésie de Verlaine. J’en trimbalais partout un volume dont je connaissais nombre de pages par cœur. J’aimais le lire dans les prés ou dans les jardins. Ses premiers recueils (Poèmes saturniens, Fêtes galantes, La Bonne Chanson…) possédaient une grâce infinie, un naturel musical, un sens juste des mots, des images et des émotions qui avaient fait de lui le prince des poètes a la fin du XIXe siècle. Prince sans église ni palais: on l’admirait buvant et fumant à sa table du Procope. La bohème c’était lui, et si son enterrement fut suivi par la foule, nul n’aurait songé à en faire un personnage officiel de la République à l’instar de Victor Hugo. Il fut inhumé dans une tombe du cimetière des Batignolles, pas même au centre de Paris, dans ce décor petitbourgeois qui avait été – pour lui et pour d’autres – le terreau inattendu de l’idéal artistique. Comme Ravel au cimetière de Levallois, je doute que Verlaine leur eût préféré le pompeux Panthéon.

Plus tard, j’ai découvert Rimbaud le visionnaire, plus asocial encore, ouvertement opposé à toutes les causes nationales, patriotiques et autres (Verlaine, moins constant, fut tour à tour communard et monarchiste). Puis j’ai observé comment notre époque s’emparait avidement du maudit du XIXe siècle pour en faire un héros de la post-histoire. Dans notre monde où chacun se veut rimbaldien, la figure du jeune poète concurrence sur les tee-shirts celles de Jim Morrison et de Che Guevara. En ce sens il n’est pas si étonnant que le ministère de la Culture envisage de panthéoniser Rimbaud, comme pour faire entrer la rébellion parmi les valeurs officielles d’une société… qui, pas plus que les sociétés antérieures, n’accepte de se voir réellement contestée. Transformé contre sa volonté en héros positif, Rimbaud résume toutes les récupérations de l’ordre moderne désireux de se parer des habits de la transgression jusqu’au sein des lieux les plus académiques.

Mais faire entrer Verlaine et Rimbaud ensemble au Panthéon, c’est pousser plus loin les limites du mauvais goût en célébrant une figure qui n’a jamais existé: celle du couple gay avant l’heure qu’ils auraient incarné. Pour imposer leur vision du monde, certains militants déboulonnent les statues qui leur déplaisent, d’autres créent les fictions qui les arrangent. La liaison homosexuelle de Verlaine et Rimbaud fut pourtant brève (deux ans à peine), après laquelle le cadet connut plusieurs relations féminines, tout comme l’aîné avait commencé par un mariage bourgeois et fini par les poèmes érotiques de Chansons pour Elle. Leur relation fut guidée par une volonté de provocation et un désir d’aventure intense. Elle unissait un majeur et un mineur, puis s’acheva dans la violence – à mille lieues de cette conventionnelle « vie de couple » dont notre société a généralisé l’idéal sous l’étendard du mariage pour tous. De leurs beuveries parisiennes à leurs errances bruxelloises, rien ne laisse entrevoir les aspirations contemporaines à une fierté gay qu’on voudrait relayer à travers leurs noms. Mais plutôt une tendance profonde à s’extraire de la famille pour en détruire l’idée même, avant de s’éloigner l’un de l’autre et de renouer avec la solitude: cette solitude qu’on prétend briser en les obligeant à dormir ensemble pour l’éternité.

Plus grave encore: cette idée saugrenue de les honorer simultanément fait primer le duo amoureux sur la singularité artistique. Comme si la vision anachronique, militante et sentimentale de leurs vies comptait davantage que leurs œuvres, si profondément différentes l’une de l’autre. Rien de commun entre la poésie pure, frémissante et mélodieuse de Verlaine et les visions hallucinées de Rimbaud; entre la langue si simple du premier, et les élucubrations toujours plus inattendues du second, passant d’Une saison en enfer aux Illuminations. Si le XIXe siècle admirait l’aîné, le nôtre adule le cadet -quitte à renvoyer au second plan le génie de Verlaine je découvre même sur un site que ses plus beaux poèmes auraient été «inspirés par sa rencontre avec Rimbaud », quand ils sont antérieurs de plusieurs années !). Cette association automatique de leurs noms tend à les cacher l’un par l’autre. Elle met en avant un épisode biographique au détriment des écrits et les transforme en porte étendards de causes qui leur étaient étrangères.

Quant à moi, puisque le Panthéon existe comme temple de la nation, je pense qu’on devrait le laisser aux esprits politiques un brin grandiloquents à l’image du style néoclassique de Soufflot. Qu’on le réserve à ces écrivains engagés qu’étaient Hugo, Zola ou Malraux. Que nos gouvernants complètent la distribution si cela peut flatter leur ego. Mais qu’on évite de déterrer ceux qui sommeillent au calme d’un cimetière de banlieue ou de province, quand ce sont des artistes auxquels la vertu importait peu. Il serait indécent de les arracher à la poésie pour les faire entrer, soudés l’un à l’autre, dans le catéchisme du XXIe siècle.

* Benoît Duteurtre est en particulier l’auteur de plusieurs romans très remarqués: «Le Voyage en France » (Gallimard 2001, prix Médicis), «La Petite Fille et la cigarette» (Fayard 2004). «Les Pieds dans l’eau » (Gallimard 2008), «Le Retour du général » (Fayard 2010), «L’Ordinateur du paradis » (Gallimard 2014) et « Livre pour adultes » (Gallimard 2016). Dernier ouvrage paru: «Les Dents de la maire » (Fayard 2020).

Une réflexion sur “«Non au mariage forcé de Rimbaud et Verlaine au Panthéon! » par Benoît Duteurtre dans le Figaro du 19 et 20 septembre 2020”

  1. Les couples deviennent à la mode au Panthéon; à la génération suivante on mettra les enfants avec, et à celle d’après les petits enfants. Pourtant l’occasion a été ratée de transgresser l’idée du couple, en ajoutant Guy Béart pour faire un trio. Il n’est pas trop tard pour rectifier. Il suffirait qu’Emmanuelle monte une pétition entre deux films, ce qui laisse largement le temps.
    Peut-être qu’un jour lointain, on verra Benoit et Michel allongés cote à cote sous le dôme, pour sceller leur amitié éternelle, sans compter la parenté de leurs oeuvres.

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