Benoît Duteurtre, « En marche ! », Joël Prieur, 19 décembre 2018

André Gide aurait appelé cela une sotie, Voltaire un conte, George Orwell une dystopie. Benoît Duteurtre nous offre décidément matière à réflexion avec ce volume significativement appelé En marche ! C’est une sorte d’utopie à l’envers contre le libéralisme dans tous ses états.

Nous sommes tous des Rugènes !

 

Cela aurait pu être un voyage en absurdie. Bienvenue dans un petit État d’Europe centrale tout nouvellement né d’une guerre d’indépendance, la Rugénie. Son président, Jan Crosz, est un jeune loup aux dents longues et aux décisions catégoriques, qui est sous la coupe d’un mentor mondialement connu, Stepan Gloss, sorte de Jacques Attali des Carpathes, un expert mondialement connu qui veille, comme une sorte de saint patron bien vivant, sur la destinée de son petit pays et sur le sens politique de son président. C’est lui qui a fait en sorte que la Rugénie soit comme le banc d’essai balkanique de la mondialisation. C’est à lui que l’on doit l’extrême cohérence politique de ce petit pays en avance sur son temps.

Stepan Gloss, si simple et si cohérent quand il s’agit de son pays, parce que, dit-il, il n’y a pas d’autre solution, se révèle plus compliqué si on l’envisage dans son particulier; créateur d’une grosse ferme à l’ancienne en Rugénie occidentale, il ne craint pas de se mettre à table devant un bon chbrtch, le porcelet rôti qui constituait jusque-là le plat national.

Ce que les puissants de ce monde ont le droit de faire parce qu’au vrai ils ont tous les droits, il n’est pas assuré que l’on vous l’accorde si vous êtes un simple touriste comme Thomas. Thomas est français, jeune député d’un mouvement qui vient de rafler tous les sièges à l’Assemblée nationale. Il a l’air d’un étudiant attardé essayant de se changer les idées. En réalité, il est en voyage d’étude dans ce qui sert de petite patrie au libéralisme international. Prenant au sérieux son mandat de représentant populaire, il est en quête d’idées à lancer en France, parce que grâce à lui et à ses copains trentenaires, la France elle aussi s’est mise en marche.

Parce que nul n’est parfait, il a du mal à supporter les nouveaux menus végétariens à base d’avoine que l’on sert dans les grands hôtels rugènes. C’est humain, il a envie d’un porcelet rôti, oui un bon chbrtch. Cette envie lui sert d’occasion pour sortir de la capitale rugène, Sbrytzk, et rejoindre le pays réel… Il ne sera pas déçu du voyage !

Si seulement Thomas avait écouté Mélanie et sa colère contre la Rugénie, peut-être aurait il échappé aux geôles rugènes. Mais Mélanie, d’origine allemande, n’est qu’une infirme, jamais remise d’un accident de voiture, qui a pris au sérieux les dépliants publicitaires de la Rugénie sur l’accueil fait aux minorités dans ce pays merveilleux et qui a cru arriver au paradis des handicapés. Sa critique de l’écologie obligatoire et du culte des vélos, qui, dans le centre-ville, ont la priorité absolue, au risque d’empêcher tout trafic, Thomas la partagerait d’instinct. Mais foncièrement, il aime l’idéologie libérale sur laquelle est construit le régime de Sbrytzk, et, chez lui, de façon paradoxale, l’idéologie demeurera toujours la plus forte : il n’est pas député pour rien !

Un peu comme le Candide de Voltaire est sous la coupe du bon docteur Pangloss, qui lui fait répéter sans cesse que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, lui ne s’est jamais remis de son admiration pour Stepan Gloss. Tout aurait dû contribuer à lui ouvrir les yeux : il a été arrêté pour harcèlement sexuel, simplement parce qu’il avait cherché le regard d’une jeune maman dans le train qui le conduisait à Sbrytzk. Il a pu constater que ses mails étaient sur le bureau du policier et que le contrôle social était implacable au point que sa rencontre avec Mélanie avait été filmée et son mauvais esprit stigmatisé par la force publique, rien n’y fera. Jamais vraiment remis de son admiration première, Thomas mourra Rugène !

Il terminera sa vie dans ce drôle de pays, où l’on aurait dit que plusieurs sociétés vivaient juxtaposées, l’archaïque et la post-historique, la provinciale et la branchée, la gréviste et la mondialiste. La Rugénie en somme était à l’image du monde et Kimberly (qui exerce la fonction de guide touristique) en était fière…

Au fond, que nous le voulions ou non, nous sommes tous des Rugènes, habitant un pays dans lequel seul le Credo écologique a cours, où la meilleure part est toujours à la Diversité et où toutes les « tribus> post-modernes sont représentées. Benoît Duteurtre, qui est peut être le dernier des Hussards, témoin de l’esprit français, a parfaitement réussi sa petite fable, jusqu’à nous expliquer qu’en cas de blocage, on trouvera bien, comme Stepan Gloss, une bonne guerre pour fédérer tout ça, au nom du progrès et de l’écologie bien sûr et contre l’obscurantisme molduve et son régime illibéral. On s’y croirait !

Joël Prieur

Benoît Duteurtre, En marche !, conte philosophique, éd. Gallimard, 224 p., 18,50 euros.

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