Requiem pour une avant-garde
En tête des qualités de Requiem pour une avant-garde il faut sûrement placer la sérénité de son ton et la solidité de son information. Benoît Duteurtre ne s’inscrit pas ici dans la lignée des pamphlétaires : il ne mord pas, il ne griffe que par accident. Posément, il ronge. C’est-à-dire qu’il introduit méthodiquement le doute dans un univers régi, surtout en France, par la magie du recours au sacré et à ses inévitables conséquences : l’adoration, la vérité révélée, les affirmations dogmatiques, les appareils et les hiérarchies cléricales, les excommunications, la bigoterie, l’inquisition, l’hypocrisie et la recherche de l’obéissance perinde ac cadaver. Voilà trente ans que, dans le monde musical français, il est impossible de discuter, il est proscrit de débattre, il est honteux de s’interroger lorsqu’il est question d’œuvres atonales ou sérielles et de leur rejet par le public… depuis trente ans. Le mélomane est sommé d’admettre. d’admirer, d’adhérer ou de se voir à jamais confondu avec les réactionnaires et les ennemis de l’humanité, voire avec les fascistes, étant sous-entendu qu’il portera aux yeux de l’Histoire la responsabilité rétroactive de tout ce qu’elle doit aux manigances de la réaction et aux exactions du fascisme. Les années 90 auront été celles de la contre-attaque. Après les salves d’artillerie légère et les charges pleines de panache de Maryvonne de Saint-Pulgent, de Marc Fumaroli et de Michel Schneider, Duteurtre aspire à la réunion d’une sorte de conférence internationale ou d’états généraux des amateurs de musique auxquels il fournit un dossier consistant, construit et constructif.
Je ne veux évidemment pas dire que Requiem pour une avant-garde est le livre d’un observateur neutre et extérieur. C’est le fruit du travail et de la réflexion d’un mélomane actif, ouvert et curieux devenu définitivement critique de l’atonalisme et de ses avatars mais qui n’use pas, pour étayer son opinion, de l’argument d’autorité. Ce qu’il écrit n’est pas seulement sujet à un débat contradictoire mais invitation à un tel débat, en vue duquel il produit honnêtement ses pièces. Ceux qui essaient de faire passer ce livre pour autre chose devraient bien s’aviser que leurs manoeuvres en disent beaucoup plus long sur eux-mêmes que sur l’objet de leur déchaînement…
Les pages qui répondent à la question « qu’est-ce que la musique atonale ? » (et pas seulement dans le chapitre qui porte ce titre) constituent, dans cet esprit, l’une des plus utiles réussites du Requiem. Exposées avec limpidité, remises dans la perspective de l’histoire de la musique comme dans celle de l’histoire des idées, la théorie et la pratique de l’atonalisme apparaissent comme les manifestations d’un utopisme dont les intentions ont pu valoir mieux que les résultats, mais dont les échecs et les impasses ont abouti à ce que Duteurtre, après d’autres, analyse justement comme un néo-académisme qui, pour camoufler sa nature et sa stérilité, a, au fil des années, de plus en plus besoin de justifications, de gloses, de proclamations, d’une rhétorique du persécuteur-persécuté et de ce que George Steiner appelle « des byzantinismes (…), c’est-à-dire des jeux de mandarins qui dansent sur les ruines des bibliothèques ». En France, et en France seulement, comme le Requiem le souligne, ce néo-académisme est devenu un art officiel, installé et protégé par des gouvernements de droite, puis sanctifié par la gauche avant de retrouver le soutien de la droite revenue aux affaires. En France, et en France particulièrement, cette utopie impérialiste jouit du concours bénévole et enthousiaste de « compagnons de route » (ceux que Lénine appelaient « les idiots utiles ») qui propagent avec zèle, et à destination du bas clergé, les paroles vides grandioses qu’il conviendra de répéter sans discussion.
Requiem pour une avant-garde établit et illustre par de multiples exemples que le refus informé de l’atonalisme ne relève ni d’un embarras devant la complexité ni d’une frilosité devant la nouveauté. A propos de compositeurs modernes (Stravinsky, Strauss, Roussel, Bartok…), comme de compositeurs contemporains (Ligeti,Copland,Dutilleux, Britten,Glass,Reich,Tippett ou Adams), Duteurtre montre que les créateurs et les amateurs font leur affaire et leurs délices de l’une et de l’autre et savent mettre leurs pieds hors des pas de leurs aînés tout en se tenant à l’écart de l’impératif catégorique de l’atonalité hors duquel il n’y aurait ni salut, ni progrès, ni succès légitime.
Au-delà, d’ailleurs, de la critique de l’idée de progrès en art – critique dont les impasses artistiques et les comportements despotiques des « progressistes » ont peu à peu assuré le succès et la diffusion -, Duteurtre propose plusieurs thèmes de réflexion dont on peut espérer de riches prolongements. Je retiendrai d’abord celui de l’influence de la Vienne du début du siècle dont il paraît urgent, et pas seulement en musique. de réexaminer le bien-fondé. Nos arrière-neveux s’amuseront sans doute de voir quel statut, tantôt glorieux, tantôt infâme, nous aurons, dans notre vie culturelle, donné simultanément à l’Autriche.
Directement ou non, cette remise en cause aboutit à une reconsidération – les idiots utiles vont hurler à la réaction – de l’importance des cultures et des traditions musicales nationales dans la recherche d’une expression universelle et de l’intérêt d’une nouveauté qui se circonscrit à la recherche « d’une perfection nouvelle de l’usage, à un génie personnel de la tournure ». Si Requiem n’aborde que cursivernent ce thème, il apporte beaucoup, dans sa dernière partie, en développant une réflexion détaillée sur les deux modernités qui coexistèrent, en Europe, à l’orée du XXe siècle : l’allemande, qui s’est imposée, et la russo-française, qui s’est étiolée.
Benoît Duteurtre achève son livre par une méditation sur l’état de la création artistique contemporaine, tous arts confondus. On pourrait, à propos de ces pages, parodier Debussy écrivant du Sacre du printemps : « C’est une musique sauvage avec tout le confort moderne.» C’est ici un désespoir avec toutes les ressources de la pharmacopée de 1995, autrement dit un constat de faillite et de carence qui hésite trop s’il doit conclure à la fin du monde ou à l’urgence de le réhabiter. Au demeurant, si l’auteur du Requiem avait renoncé à cette coquetterie mélancolique tout à fait d’époque, on voit bien que c’est la seconde conclusion qu’il aurait adoptée. Tout son livre est sous-tendu – et c’est sans doute ce qu’on lui pardonnera le moins – par l’idée que l’on peut remettre l’église au milieu du village, entendez que la redécouverte du plaisir. de la délectation et de l’hédonisme peuvent nous convier à une renaissance
Philippe Meyer
« La modernité académisée. antithèse de la curiosité moderne »
« La notion de modernité met l’accent sur une qualité temporelle de l’art, plutôt que sur sa qualité matérielle, jugée difficile à évaluer. Mais l’appréhension de la spécificité artistique est indissociable de cette réflexion plus complexe, qui renvoie également aux valeurs immédiatement esthétiques : cohérence formelle, virtuosité d’écriture, harmonie du trait, puissance émotionnelle, etc. Quoique relative, cette réussite esthétique immédiate n’en est pas moins le préalable à toute valeur universelle. Pour Picasso: « En art, il n’y a jamais ni passe ni futur. Ce qui n’est pas dans le présent ne sera jamais.» La nouveauté d’une oeuvre d’art se voit souvent réduite à une trouvaille historique, au sein de la ligne de progrès prédéterminée ; alors qu’elle réside d’abord dans l’accomplissement individuel plus complexe d’un discours, fût-il apparemment peu novateur : tel le génie de Bach, sa fidélité à un langage arriéré pour l’époque, mais aussi la façon dont il transfigure les vieux usages polyphoniques ; telle la subtilité d’écriture d’un concerto de Mozart ou d’une valse de Chopin, qui n’apportent rien de neuf à l’histoire évolutive de l’harmonie ou du rythme, sinon une perfection nouvelle de l’usage, un génie personnel de la tournure, tel le romantisme de Brahms, historiquement vieux beethovénien dépassé par Wagner, mais toujours expressément brahmsien dans chaque détail de son écriture.
Les compositeurs modernes d’après-guerre ne négligent jamais de soumettre ces subtilités au cadre d’une évolution générale conduisant, d’étape en étape, à leurs propres choix. une vision utilitariste de l’histoire artistique les pousse à sélectionner à posteriori, dans le passé, toute justification d’eux-mêmes. Et, puisque leur art demeure hermétique à presque tous, ils désignent comme valeur tout élément de l’histoire, qui semble justifier leurs difficultés. Le présent, incontestable, donne prix à tout ce qui lui ressemble. Tandis que les premiers « modernes » relisaient l’histoire pour nourrir leurs intuitions, la modernité « académisée » exige une réécriture de l’histoire comme caution de ce qui est ; elle rejette toute contradiction et apparaît comme l’antithèse de la curiosité moderne. «