Benoît Duteurtre, Livre pour adultes, Étienne de Montety , Le Figaro Littéraire, 8 septembre 2016

Benoît Duteurtre, Livre pour adultes, Étienne de Montety , Le Figaro Littéraire, 8 septembre 2016Quand la sagesse vient à Duteurtre

 

Le titre est provocateur, suggérant un contenu licencieux, qui nécessiterait des yeux et un esprit avertis. On cherchera en vain dans le livre de Benoît Duteurtre un quelconque outrage aux bonnes moeurs. Quoique. Dans ce Livre pour adultes, il n’en a pas fini de bousculer quelques-unes des plus belles vaches sacrées de notre temps.
L’ouvrage se présente comme un album formé de collages, comme les jeunes filles en fabriquaient jadis. En guise de photos, de vers et de dessins, il produit des souvenirs personnels aussi bien que des textes tirés de son imagination. On y retrouve l’essentiel des sujets qui l’occupent depuis bientôt trente ans : sa famille, ses régions de prédilection, Paris, la Normandie et les Vosges, la musique, le progrès et sa vanité, la technologie et les menaces qu’elle fait peser sur les libertés, sous couvert d’en créer de nouvelles. Le tout formant un ensemble insolite, et attachant.
Aux vieilles gloires du music-hall des années trente, souvent pittoresques, que Duteurtre visita avant leur mort comme on se rend dans un musée avant fermeture succèdent des pages très belles sur l’hospitalisation de sa mère, chez qui un jour s’effaça la conscience du monde, des autres et bientôt de soi. Les deux sujets sont liés ne serait-ce que par la nostalgie des jours heureux. Duteurtre en parle avec une plume où la tendresse n’exclut pas la distance souriante qu’il faut pour arriver à décrire la douce folie qui s’empare d’un être chéri. Son mordant reprend le pouvoir, quand il raconte la frénésie anglophone qui s’est emparée de la vieille Europe. On retrouve aussi le meilleur de l’écrivain dans un court récit intitulé « La tribu » : l’histoire d’une peuplade qui semble bien avoir échappé au grand filet du progrès mondial. Extase des cénacles rousseauistes à la découverte d’« êtres premiers » épargnés par la souillure de la civilisation. Mais hélas ceux-ci peuvent eux aussi avoir ce que les belles âmes appellent désormais des « comportements inappropriés ». À qui se fier ?
Tel un artiste chevronné, l’écrivain Duteurtre fait montre de toute l’étendue de son talent et de ses moyens : chroniqueur de la France des années 1960, dont il est un enfant à la fois fidèle et prodigue, il sait se faire le fin analyste de notre époque, l’oeil et l’oreille au vent, n’ayant pas son pareil pour saisir les mots, en capter les ridicules, sans méchanceté, mais l’air sans cesse goguenard.
Qui est le héros de ce roman singulier ? L’auteur lui-même qui se trouverait affecté par on ne sait quel virus de l’autofiction ? Non pas; celui qui occupe la première place de ce livre inclassable est un habitué de la littérature française, au moins depuis Proust. Il se nomme le temps. C’est lui dont il observe les agissements et l’ouvre-parfois les ravages. Le jeune écrivain salué par Kundera, le satiriste doué de Gaité parisienne et autre Service clientèle a mûri. Il sait bien que le cours de la vie ne ralentit pas. Que ses chers disparus ne reviendront pas. Il sait aussi que le culte du rond-point et du réverbère n’a pas faibli dans les villages de France, que la normalisation hygiéniste ne rend pas les armes, que la sottise se porte plutôt bien. Mais l’âge venant, il les voit peut-être avec plus d’indulgence. Désormais, il met un baume sur son irritation, en savourant d’abord l’affection des siens. Au passage, il paie quelques dettes, salue de belles années, décrète qu’il se « sent bien », autre façon de dire qu’on est heureux. Benoît Duteurtre vient d’écrire son Livre de la sagesse.

Étienne de Montety

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