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« Mon enfance n’a pas été follement gaie. Elle était même lugubre et un peu tragique », confie Sempé dans un entretien avec Marc Lecarpentier. Enfant naturel, son « père adoptif », « monsieur Sempé », est représentant de commerce. Quand celui-ci, à bicyclette, réussit à vendre dans les épiceries de sa ville natale ses boîtes de pâté, thon, sardines, anchois ou bocaux de cornichons, il va « fêter ça au bistrot du coin ». Lorsqu’il rentre, de terribles scènes s’enclenchent entre son père et sa mère, « ils cassent tout, encore une fois, les assiettes, les verres… » et sa demi-sœur et son demi-frère ont des « crises de nerfs ».
« Toute ma vie – d’enfant – j’ai entendu ma mère faire des reproches à mon père sur le fait qu’il ne trouvait pas de travail autre que le misérable boulot qu’il avait. […] C’était toujours des bagarres, toujours des disputes, toujours des dettes, toujours des déménagements en vitesse. »
L’enfant solitaire présente un relatif bégaiement qui l’empêche de prononcer certains mots, et des tics. L’école où il se montre chahuteur mais bon en français est un « refuge ». Ses parents n’ayant pas d’argent pour acheter les livres, il n’en a pas, fréquente les colonies de vacances mais n’a pas d’argent non plus pour les sorties organisées. La radio lui assure également une « survie ». Il y apprend que l’on peut s’exprimer d’une autre façon que dans son milieu. Il y écoute, vers six ans, l’orchestre de Ray Ventura qui l’enchante, est fasciné plus tard par Aimé Barelli ou Fred Adison. Vers onze ans il lit des romans policiers, Maurice Leblanc, une collection de L’Illustration, des journaux féminins tels que Confidences auxquels les voisines de sa mère sont abonnées, tout ce qu’il trouve – ce qui lui permet de ne plus faire de fautes d’orthographe, parce qu’il veut s’en sortir, gagner sa vie, donner de l’argent à ses parents. C’est vers douze ans qu’il commence à réaliser des dessins sans légende, d’emblée humoristiques.
Face à son enfance Jean-Jacques Sempé garde ainsi une attitude ambiguë, des souvenirs de la dureté de sa mère et de ses « torgnoles », de la honte qu’il éprouvait quand elle « se mettait à hurler », jusqu’à ceux de certains « fous rires » quand il se disait : « Je suis chez les fous ! Ils sont complètement fous. » Des décennies plus tard il résume :
« Mes parents ont fait ce qu’ils ont pu les pauvres, vraiment. Je ne leur en veux pas une seconde, ils se sont débrouillés comme ils ont pu. »
Premiers emplois
Jean-Jacques Sempé quitte l’école à plus de quatorze ans, étant resté deux ans sans y aller, pendant la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il était dans les Pyrénées. Il trouve un emploi de livreur à bicyclette, pendant un an et demi, et est en 1950 représentant en dentifrice en poudre puis courtier en vin. Il commence à cette époque sa carrière de dessinateur humoristique dans la presse en plaçant quelques dessins en 1950 dans Sud Ouest qu’il signe d’abord « DRO », de l’anglais « to draw » (dessiner). Dans le numéro du 29 avril 1951, il publie son premier dessin sous son nom. Peu après, il s’engage dans l’armée en falsifiant ses papiers pour masquer son jeune âge. Affecté dans la région parisienne en juillet 1951, il se retrouve souvent en prison, plus par distraction, dit-il, que par indiscipline.
« Quand je suis arrivé à Paris, j’ai trouvé les Parisiens très gais. Je venais de Bordeaux où les gens n’étaient pas naturellement souriants. J’ai été tout de suite enchanté par le métro, les autobus, la fièvre de la ville. Et surtout j’ai fait beaucoup de vélo. Pendant trente ans, je suis allé partout en bicyclette. »
Sempé a un peu moins de dix-huit ans quand, la même année, il montre ses dessins à un « monsieur Le Louarn » dont on lui a parlé. Celui-ci l’encourage, lui montre quelques-uns de ses propres dessins — c’est Chaval, le célèbre dessinateur. Sempé habite alors brièvement la cité des Fusains à Montmartre puis, libéré de ses obligations militaires, rue du Dragon.
Le journal belge de programmes de radio Le Moustique avait agrandi plusieurs dessins publiés par Sempé pour en faire ses couvertures. Il lui demande ensuite de créer un personnage. Sempé propose en 1952 de nouveaux dessins avec un petit garçon qu’il appelle Nicolas, se souvenant d’une publicité de vins vue dans l’autobus. Le directeur du journal l’incitant ensuite à faire une bande dessinée, René Goscinny, qu’il a rencontré au Moustique, l’encourage à reprendre son personnage et lui offre de travailler ensemble. Goscinny signe ainsi en 1954 vingt-huit gags (un par semaine) sous le pseudonyme d’Agostini alors que Sempé garde son nom. Celui-ci ne se sentant pas à l’aise dans le rôle de dessinateur de bande dessinée et Goscinny étant remercié par la direction des éditions Dupuis, le projet est abandonné. Quelques années plus tard, Sud Ouest souhaitant des textes avec des dessins l’illustrant, les deux auteurs reprennent différemment le projet. La femme du directeur, Alex Grall, des éditions Denoël, ayant vu plusieurs de ces épisodes dans le journal lors d’un séjour à La Rochelle, conseille à son mari de prendre contact avec Sempé et Goscinny qui composeront leur premier album sous le titre Le petit Nicolas.
« Le petit Nicolas, c’est d’abord une histoire d’amitié. Nous avons mis nos souvenirs d’enfance en partage. Je racontais à René mes histoires de football, de colonies de vacances, mes chahuts à l’école. Et René Goscinny adorait interpréter ces souvenirs. Partant de ce que je disais, il a brodé tout autour, inventé tous les personnages, imaginé des situations. »
Premiers succès
En 1953, Sempé publie des dessins dans Le Rire, Noir et Blanc, Ici Paris, en 1954 pour Samedi soir mais aussi France Dimanche. Dans les années suivantes vient le succès avec des collaborations régulières à Paris Match, sur la proposition de Roger Thérond, avec ses amis Chaval et Bosc (1956). Il collabore également à Pilote (1960) et, à l’étranger, à Punch et Esquire (1957).
De 1965 à 1975, Françoise Giroud l’invite à L’Express auquel il donne chaque semaine ses dessins et dont il est durant une quinzaine de jours l’« envoyé spécial » aux États-Unis en 1969. Il collaborera également au Figaro, au Nouvel observateur et, plus régulièrement dans les années 1980, à Télérama qui chaque été publie en avant-première l’un de ses albums.
Durant cette période il fréquente le « Tout-Paris » chez Lipp, au Café de Flore, à La Closerie des Lilas, Chez Castel, dans les clubs de jazz et au jardin du Luxembourg, se lie d’amitié avec Françoise Sagan, Jacques Tati, Jacques Prévert et Savignac, mais aussi Simone Signoret, Brigitte Bardot, Brigitte Fontaine ou Anémone.
La consécration
Jean-Jacques Sempé en 2016 par Olivier Meyer.
En 1978, Sempé réalise sa première couverture pour le New Yorker, célèbre magazine culturel américain. Il en créera plus d’une centaine par la suite. Le 29 décembre 2014, sous la plume de Mina Kaneko et Françoise Mouly, le même magazine lui rend hommage en publiant en ligne une sélection de ses couvertures sous le titre Cover Story: Jean-Jacques Sempé’s Dancers.
Dans les années 1980, il s’installe successivement place Saint-Sulpice puis à Montparnasse.
Après le succès du Petit Nicolas, à partir de 1962 (Rien n’est simple), Sempé publie presque chaque année un album de dessins chez Denoël, quarante jusqu’en 2010. Le Petit Nicolas est présent dans plus d’une quarantaine de pays et ses albums de dessins d’humour dans une vingtaine, parmi lesquels l’Allemagne, le Brésil, la Chine, la Corée, les États-Unis, la Grèce, l’Italie, le Japon, la Lettonie et la Russie.
Il soutient François Hollande, le candidat PS à l’élection présidentielle de 2012.
En juin 2014, la Monnaie de Paris lance une nouvelle émission d’euros en argent et en or pour la série les Valeurs de la République : dessinée par Sempé, elle évoque les valeurs républicaines que sont la liberté, l’égalité et la fraternité, complétées par la valeur universelle qu’est la paix. Le dessinateur a choisi de placer cette série sous le signe de la balade à vélo, qui symbolise pour lui la liberté :
« Le vélo, c’est un moyen simple d’être libre. Vous lâchez les mains du guidon, et vous voilà libre d’aller où bon vous semble. »
Famille
Jean-Jacques Sempé a deux enfants. Un fils, Jean Nicolas né en 1956 et une fille, Inga, née en 1968. Il était marié à Mette Ivers. Ils sont les parents de la designer Inga Sempé.
(Ré)écoutez l’émission du 14 décembre 2013 :
Voir aussi Portrait de Sempé par Duteurtre en 2002 – Production/Distribution Françoise GALLO :
Portrait de Duteurtre dans les Vosges par Sempé :