Benoît Duteurtre, « La nostalgie des buffets de gare », Christian Authier, L’Opinion, 5 juin 2015

Benoît Duteurtre, La nostalgie des buffets de gare, Christian Authier, L'Opinion, 5 juin 2015Benoît Duteurtre et la poésie des gares

L’auteur du Voyage en France, prix Médicis 2001, signe un essai aussi nostalgique que combatif sur la transformation des trains et des gares au nom de la modernité.

Pour mesurer l’ampleur des ravages commis au nom d’une prétendue «modernité» (nom flatteur invoqué pour justifier les pires régressions mises en œuvres par les autoproclamés «modernes»), on peut prendre de vastes sujets : la financiarisation de l’économie, l’épuisement des ressources naturelles par le système productiviste, l’extension de la concurrence dite «libre et non faussée» (c’est-à-dire, par exemple, la mise en concurrence du travailleur français avec le travailleur ou l’enfant du Tiers-Monde plus ou moins réduit en esclavage), d’autres encore. Ou bien choisir un motif plus étroit, mais non moins explicite.

Ainsi, de romans (Service clientèleL’Ordinateur du Paradis…) en chroniques (Polémiques) ou essais (Le Grand embouteillage), Benoît Duteurtre consacre une part de son œuvre à l’évocation des destructions en cours en réduisant la focale sur des thèmes directement en prise avec notre quotidien : le téléphone portable, Internet, la bagnole… Dans La nostalgie des buffets de gare, l’écrivain s’attèle à la transformation de la SNCF et de ses services.

Tout doit disparaître
Comme le titre de ce bref essai l’indique, l’auteur entretient avant tout un lien esthétique et sentimental avec son sujet, à l’instar d’un Antoine Blondin chantre des «tortillards» et des «trains qui partent». «J’ai toujours aimé les gares, ces monuments vivants dressés au cœur des villes, ouverts sur des horizons inconnus» avec leurs quais ressemblant «à un bord de mer plein de promesses», confie-t-il. Car les gares «se prêtent à la flânerie, à la mélancolie, accueillent la solitude au cœur de la foule (…) La spontanéité, l’instinct, le hasard ont leur place en ces carrefours où l’on peut aussi bien, au dernier instant, prendre un billet pour n’importe où, gravir en hâte le marchepied du train qui s’ébranle, puis disparaître.»

Sentiments et attitudes qui appartiennent de plus en plus au passé quand, par ailleurs, les guichets humains cèdent le pas aux automates et que les anciennes gares sont désormais colonisées par des galeries marchandes. Disparition des wagons-lits, suppression du tarif unique du kilomètre, éradication des consignes : Duteurtre égrène les petits faits apparemment anodins qui participent néanmoins à un projet global : «voici que, dans le mouvement général et bruyant de “réforme” amorcé par notre société depuis la fin du XXe siècle, et qui s’accélère chaque jour, la nature même des gares est en train de changer. Les voici livrées à ces poisons omniprésents que sont le démantèlement des services publics, l’obsession hygiéniste et sécuritaire, l’obscénité des marques, l’automatisation, la quête frénétique de rentabilité, l’inflation immobilière (ou dans un autre ordre si l’on préfère). Autant de réalités et de mots d’ordre martelés, puis mis en œuvre par l’administration des chemins de fer qui semble s’évertuer à détruire la poésie des gares pour les transformer en aéroports.»

Tyrannie du changement
Benoît Duteurtre, La nostalgie des buffets de gare, Manuels Payot, mai 2015Et l’auteur d’épingler ces «gares-aéroports», comme Valence-TGV ou Aix-TGV, avec leurs terminaux majestueux édifiés loin des centre-ville et où «le moteur à essence devient le prolongement nécessaire du voyage en train». Si la SNCF et les pouvoirs publics promeuvent officiellement le train face à la voiture, ils favorisent néanmoins le trafic routier notamment par la politique de suppression de lignes «secondaires» et le remplacement des TER par des liaisons en autocar plus longues, plus inconfortables et plus polluantes (politique récemment accentuée par la loi Macron de libéralisation du transport par autocar). Précisons, en outre, que voici une semaine, un rapport d’un député dit «socialiste» (puisque c’est aussi sous ce nom d’emprunt que se manifestent les partisans de politiques authentiquement rétrogrades) préconisait de supprimer plusieurs lignes de train Intercités (Quimper-Nantes ou Reims-Dijon ) jugées non rentables ainsi que les dernières lignes de train de nuit.

«J’ai parfois l’impression que le mouvement moderne du monde qui nous a donné le confort, la vitesse et la liberté, s’évertue parallèlement à gâcher nos existences en les enfermant dans une inépuisable série de contraintes : nouvelles méthodes comptables, gains de rentabilité, règles de sécurité, interdictions de toute sorte, suppression de services, promotion des marques…», songe Benoît Duteurtre qui pourfend «cette tyrannie du changement, cette fuite en avant toujours prête à bouleverser certaines formes de bien-être et de civilisation que nous pensions avoir conquises.»

Dégradation de la flotte et des infrastructures au profit du tout-TGV qui a fait plonger les comptes de la compagnie dans le rouge, réduction du personnel : la violence de cet «ordre moderne» a parfois un coût humain, à l’image de l’accident du 12 juillet 2013 à Brétigny-sur-Orge (sept morts) à propos duquel le rapport des experts mandatés par la justice pointait «un état de délabrement jamais vu ailleurs». Difficile de ne pas partager le constat de l’écrivain : «La volonté mercantile de liquider tout ce qui existe, la tyrannie qui s’exerce, au nom du progrès, entraîne parfois une dégradation des conditions de vie face à laquelle l’amour du passé – ou de certaines choses passées – constitue un acte de résistance.»

Christian Authier

La nostalgie des buffets de gare, Payot, 109 p.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.