Frédéric Beigbeder, Voici, 11 janvier 1999

Benoît Duteurtre est un malentendu à lui tout seul

 

Le dernier roman de Benoît Duteurtre n’est pas un roman : c’est une comédie inhumaine, une sotie pathétique, une fable moderne, un impromptu légèrement profond. Empruntant la construction en  » marabout-bout de ficelle  » de la Ronde d’Arthur Schnitzler, Duteurtre nous présente des personnages qui ne parviennent pas à s’entendre avec le, héros du chapitre suivant. Il y a, Rachid, le sans-papier qui aide une petite vieille à porter son sac et, le lendemain, agresse Martin sous un pont. Il y a Martin, l’étudiant à Sciences-Po, qui, bien que fervent antiraciste, se fait piquer son fric par Rachid et tombe amoureux de Cécile, pourtant de droite. Il y a Cécile qui couche avec Martin mais ne le comprend pas, et qui, bien qu’hostile aux clandestins, tombe amoureuse de Rachid par Minitel. Il y a Jean-Robert, handicapé à la suite d’un accident de la route, qui aime Rachid, pourtant hétérosexuel. Il y a un embouteillage monstre, c’est-à-dire un endroit où les automobiles sont immobiles. Il y a une manif où tous ces personnages se croisent sans se voir, comme dans un film de Lelouch. Cet enchaînement de malentendus culmine par un hilarant dialogue de sourds dans un salon d’équipements pour handicapés, symbole ultime de notre époque.

Pauvre Benoît Duteurtre : il s’y connaît en malentendus. Parce qu’un jour, il s’était aventuré à critiquer Pierre Boulez, on l’a accusé de révisionnisme ! C’est ça l’embêtant : à force d’être mal entendu, on devient incompris. Pourtant, Duteurtre ne fait rien de mal : il se sert de son sens de la caricature pour dénoncer l’absurdité du monde actuel. Ainsi, quand Jean-Robert son personnage tétraplégique, parle de son accident de voiture :  » Hier on envoyait les soldats au casse-pipe « pour la France ». Aujourd’hui, des milliers de gens meurent sur les routes pour l’économie.  » L’automobile sert d’aiguillon à l’industrie ; chaque année, il faut que la production augmente, avec son cortège de morts et de blessés. Nos grands-pères étaient mutilés de la Nation ; nous sommes les mutilés de la consommation. » Quel splendide résumé de la guerre économique ! La troisième guerre mondiale a lieu tous les jours sur l’autoroute A6. Mais avec ce genre de raisonnement, Duteurtre risque de garder encore longtemps son étiquette de petit réactionnaire. Les malentendus s’accumulent, s’empilent, s’enchevêtrent dans cette construction savante qui rappelle les romans récents de ses amis Muray et Taillandier. Les nouveaux outils de communication servent à ne pas se parler, ou alors à parler sans être écouté. Les hommes et les femmes sont trop différents pour s’entendre. Les riches et les pauvres s’excluent mutuellement. Les Blacks, les Blancs et les Beurs ont peur les uns des autres. Et le pire, c’est que  » tout le monde a raison » ! C’est pourquoi le grand danger du siècle prochain, c’est la démagogie -le suprême malentendu. Lisez cette parabole des temps modernes pour deux raisons : pour vous faire plaisir, et parce que c’est un livre urgent. Une façon de joindre l’utile à l’agréable en ce début d’année. Mon humble avis sera-t-il entendu ?

Frédéric Beigbeder

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