Le Monde diplomatique n°747 – Juin 2016 – Benoît Duteurtre – La langue de l’Europe

Le Monde diplomatique, juin 2016

La langue de l’Europe

Benoît Duteurtre
page 28 de l’édition imprimée

Barbara Kruger. – Sans titre (You Are Not Yourself [Tu n’es pas toi-même]) 1983 Bridgeman Images – Mary Boone Gallery, New York

Quand je lui demande pourquoi il emploie continuellement des mots anglais, même ceux qui ont un équivalent français, mon neveu me répond que « l’anglais, c’est plus style  ». Et, lorsqu’un résultat lui donne satisfaction, il s’écrie « Yes ! », les poings serrés, plutôt que « Oui ! » ou « Je suis content ! ».

J’y repensais l’autre jour, en voiture, alors que passait un programme de Fun Radio. Sur un ton enjoué, l’animateur enjoignait à ses auditeurs adolescents de raconter leur life — concept visiblement plus style que celui de « vie ». Après chaque chanson, une publicité les invitait à découvrir un nouveau dance floor. Tous employaient l’anglais comme une langue sacrée dont, bizarrement, les Anglo-Américains ne peuvent comprendre le sens caché, puisque, pour eux, life ne signifie que « vie » et dance floor que « piste de danse ». Ainsi apparaissait une distinction entre ceux qui parlent anglais pour se faire comprendre et ceux qui le parlent pour signifier autre chose.

Mon neveu ne déteste pas l’idée de la France. Il croit à la singularité de son pays en certains domaines ; il adore même la gouaille de Michel Audiard dans Les Tontons flingueurs… ce qui ne l’empêche pas de parler un français plein de mots anglais et de connaître les moindres célébrités hollywoodiennes dont les noms tournent en boucle sur le Réseau. Plus précisément, comme j’ai fini par le comprendre, le mot style, dans sa bouche, signifie « branché », « dans le coup », « d’aujourd’hui ». L’anglais n’est pas une langue, mais un marqueur de mouvement, d’avenir, qui ajoute à n’importe quel concept un caractère de modernité. C’est pourquoi une life paraît plus fraîche et aventureuse qu’une vie banale.

Le 26 mars 2014, M. Barack Obama s’est rendu à Bruxelles pour donner ses recommandations. Avant de participer à une réunion de l’OTAN, il a rencontré les responsables de l’Union européenne et prêché une vigilance renforcée en Syrie, tout en appelant à une grande fermeté face à la Russie de M. Vladimir Poutine. Il est également revenu sur le traité de libre-échange transatlantique cher à Washington comme aux responsables de la Commission. Sur les photos de ce sommet en bras de chemise, les responsables européens, serrés autour du séduisant président américain, ressemblent à des chefs de service autour du patron, flattés qu’il leur parle d’égal à égal. Évidemment ils étaient d’accord sur tout, les buts, les méthodes. Naturellement la rencontre s’est déroulée en anglais. Contrairement à ses lointains prédécesseurs, comme John F. Kennedy, le président américain n’a plus même à envisager l’hypothèse d’un discours en allemand ou d’une conversation en français avec les administrateurs des provinces éloignées.

Rien, en tout cas, dans cet échange politique ne ressemblait à un sommet entre États souverains. Plutôt s’agissait-il d’une réunion de bureau entre partenaires unis par une même vision du monde et des objectifs communs. Bien qu’aucune alliance militaire n’associe l’Union européenne aux États-Unis, les chefs d’État du Vieux Continent semblaient prêts à confondre leurs intérêts avec ceux de l’OTAN. Cette unité de vues s’imposait par consensus. Après avoir importé d’Amérique leurs conceptions économiques, leurs règles d’hygiène et de sécurité, leurs objectifs de dérégulation et de privatisation, leur sigle monétaire barré de deux traits et désormais leur langue commune, ils se ralliaient sans hésiter à une même ligne diplomatique et militaire substituée au vaseux projet d’Europe de la défense.

En quelques années, un supposé pragmatisme a balayé le plurilinguisme de l’Union au profit de l’anglais obligatoire. Dans la société tout entière, cette mutation amorcée depuis le milieu du XXe siècle connaît une phénoménale accélération sous l’influence d’Internet. Google, Facebook, Yahoo, Twitter et tant d’autres moyens de communication nés aux États-Unis restent modelés par les schémas de leur pays d’origine. Non seulement le Net nous confronte à l’emploi quotidien d’un anglais minimal, mais il nous incite à penser américain. Un simple coup d’œil sur la page de Google News, dans son édition française, est édifiant. Au cours de l’été, je me suis amusé à noter, jour après jour, ces informations capitales en ouverture de la rubrique « culture ». 16 août : « Michelle Obama : sa playlist hip-hop pour être en meilleure santé ». 17 août : « Décès de l’actrice Lisa Robin Kelly ». 18 août : « Un duo posthume entre Justin Bieber et Michael Jackson… » Entre les starlettes des séries TV et le dernier biopic consacré à Steve Jobs, il fallait chercher loin dans les profondeurs du classement un écho des festivals de théâtre ou de musique, nombreux en France à cette saison. Les responsables de Google rétorqueront, à juste titre, que leurs actualités sont prélevées dans les médias français. Encore faut-il savoir pourquoi l’influence de Stars Actu ou de Gala conduit à braquer continuellement nos regards sur Beverly Hills. Ainsi se généralise une vision du monde à deux vitesses : une culture internationale principalement importée des États-Unis et une actualité locale qui réduit chaque pays au rang de province.

Quelques semaines avant les dernières élections du Parlement européen, la chaîne Euronews (société française, comme ne l’indique pas son nom) organisait un débat entre les chefs de file des principaux groupes politiques de l’Union (28 avril 2014). Les quatre candidats étaient de nationalité belge (M. Guy Verhofstadt), luxembourgeoise (M. Jean-Claude Juncker) et allemande (M. Martin Schulz, Mme Ska Keller). Tous parlent impeccablement l’allemand et trois sur quatre le français — les deux premières langues maternelles de l’Europe (90 millions de germanophones, 70 millions de francophones), mais aussi celles des pays fondateurs du Marché commun, désignées depuis l’origine comme « langues de travail ». Pourtant, ce débat européen allait se dérouler entièrement en anglais sous la houlette d’un journaliste américain et d’une journaliste britannique, Chris Burns et Isabelle Kumar.

Aucune protestation, aucun étonnement ne s’exprima dans la presse ni dans la classe politique. Tout juste les téléspectateurs purent-ils remarquer que les deux intervieweurs jouaient un peu le rôle de maîtres d’école dominant le langage et ses nuances. Au contraire, les quatre participants à cet EU Debate faisaient figure d’élèves brillants et pleins de bonne volonté, sans pouvoir masquer complètement les imperfections de leur accent. Aucun d’entre eux, d’ailleurs, n’aura souligné, même pour en sourire, l’étrangeté de la situation : quand quatre locuteurs germanophones et francophones relèguent leurs langues au rang de patois et préfèrent aligner de longues phrases en anglais, avec la fière assurance de candidats à la gouvernance mondiale.

Tout, dans cette mise en scène du débat, semblait conçu pour imiter un show électoral sur CNN. Debout derrière leurs pupitres, les quatre candidats faisaient face au couple de journalistes comme pour signifier : l’Europe est une grande démocratie à l’image des États-Unis. Malgré leurs divergences politiques, les intervenants se sont également retrouvés pour dénoncer le principal danger : la « Russie de Poutine ». Et, quand la représentante des Verts a regretté que l’Europe ne s’oppose pas plus fermement à la Russie, « comme font les Américains », les autres l’ont approuvée d’un air grave. Pour le reste, tous auront proclamé la grandeur de l’Europe, la singularité de l’Europe, la puissance de l’Europe, l’influence de l’Europe, la voix de l’Europe. Mais cette parole n’était qu’une parole étrangère, dans la forme comme dans le fond, y compris pour ânonner que cette entité européenne serait seule « assez vaste pour se faire entendre à l’échelle de la planète ».

Imaginerait-on que la Chine, les États-Unis, la Russie, ces entités avec lesquelles l’Europe prétend rivaliser, s’expriment dans une autre langue que la leur ? La caractéristique de ces nations tient précisément dans ce bien commun ; si bien que la Chine s’administre en mandarin, que la Russie se gouverne en russe et les États-Unis en anglais… En ce sens, l’Union européenne, pressée de jouer son rôle au club des grandes puissances, ne saurait leur être comparée, puisqu’elle est la seule entité mondiale à s’exprimer dans une langue qui n’est pas la sienne, ou seulement très partiellement. Délaissant celles des fondateurs (le français, l’allemand, l’italien…), renonçant au principe du plurilinguisme qui a longtemps caractérisé ses institutions, elle s’en remet à la langue du plus lointain de ses partenaires : le Royaume-Uni, membre de l’Union sur la pointe des pieds et qui, bientôt, n’en sera peut-être plus, ôtant toute justification à cet extraordinaire privilège.

Benoît Duteurtre

Écrivain, auteur de La Nostalgie des buffets de gare, Payot, Paris, 2015.
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