Carte blanche
PAR BENOÎT DUTEURTRE
LA VACHE MASQUÉE
Nous connaissions déjà les bûchers de vaches. Leur vision macabre s’était imposée dans le paysage, en 1996, sur fond de maladie de la « vache folle ». Abattues par milliers, la plupart des bêtes n’étaient pas atteintes, mais le principe de précaution exigeait l’élimination massive des troupeaux, vus comme de simples pièces défectueuses. Je me demandais quant à moi si la vraie folie ne résidait pas dans l’apathie avec laquelle nous acceptions cette gestion sanitaire d’un genre nouveau (seuls quelques Indiens, attachés au caractère sacré de la vache, avaient proposé de sauver les animaux en les évacuant par bateaux!). Les folles conséquences de l’agriculture industrielle ne se sont pas arrêtées là, et nous avons assisté à d’autres spectacles effrayants, comme le lancement de la ferme des «mille vaches » et d’une production entièrement automatisée où les grands ruminants, intimement liés à l’humanité depuis la nuit des temps, se voient réduits en rouages d’une chaîne de production. Une nouvelle étape sera-t-elle franchie avec l’apparition de la vache masquée? Si l’on en croit le Figaro du 14 juin, une start-up et un géant de l’agro-industrie envisagent de faire porter aux vaches des masques afin de récupérer les émissions de leurs rots, trop riches en méthane – un gaz particulièrement nocif pour l’atmosphère. Mais ce dispositif écoresponsable permettra peut-être, aussi, de recycler le méthane bovin et d’améliorer la rentabilité de l’élevage!
Une idée aussi saugrenue, sous son air sérieux, serait-elle une conséquence des atteintes psychologiques que nous avons subies à force de nous masquer le visage pendant plus d’un an? Depuis longtemps déjà la pauvre vache se voit désignée comme coupable du réchauffement climatique, juste derrière le pétrole et le charbon (comme si ce n’étaient pas, d’abord, l’accroissement de la population humaine et l’élevage intensif qui posaient problème). La voici désormais priée de participer à la solution en revêtant, au nom du développement durable, une tenue de cosmonaute qui achèvera de lui retirer tout caractère animal. Ainsi va notre société, qui, d’un côté, admire sur ses écrans les espèces sauvages et entend les protéger;qui, d’un autre, bichonne ses petits animaux de compagnie… mais qui traite avec un extraordinaire mépris les espèces vouées à notre alimentation: bovins, porcs ou volailles entassés dans leurs sinistres élevages en batterie. L’affaire n’est pas nouvelle et, déjà, au temps des Lumières, Descartes assimilait l’animal domestique à une machine, loin des réflexions plus sensibles d’un Rousseau. Mais le débat est aussi affaire de proportions; car entre les petits élevages de qualité – j’en connais encore-, où les vaches ont des noms et passent l’essentiel de leur vie assez librement dans les pâturages, et les lubies des hipsters de l’industrie agroalimentaire qui n’ont pour projet que rentabilité, rationalisation, robotisation, il existe un fossé: celui qui distingue l’homme civilisé du nouveau barbare.
Ce dernier, malheureusement, donne du grain à moudre aux militants animalistes, eux-mêmes enfermés dans la vision fanatique d’une humanité sans élevage, sans viande, sans histoire ni traditions… quitte à renvoyer les bovins à un improbable état sauvage où ils ne tarderaient pas à dépérir. Leur colère face à l’exploitation de la nature trouvera une justification dans cette transformation de la vache en animaloïde, mi-esclave, mi-machine, prié d’enfiler son masque à gaz avant d’accomplir son travail de production. Quant à moi, je continuerai à grimper sur les sentiers où les belles vaches vosgiennes s’approchent de moi, l’air curieux, et projettent sur mon visage un souffle humide et chaud. C’est déjà un crève-cour de voir ces morceaux de plastique orange et ce numéro matricule agrafé dans leurs oreilles. Faudra-t-il maintenant nous observer à travers des protections étanches ? J’ose espérer qu’un tel projet n’aura pas de suite; pas plus que le véganisme sectaire qui voudrait interdire la viande, la laine, le cuir. Ni les uns ni les autres ne semblent plus vouloir comprendre comment l’humain et le paysan d’autrefois – dont je ne suis pas très éloigné – pouvaient aimer les animaux, les soigner, les nourrir, les admirer… et aussi les tuer pour les manger!
Carte blanche précédente : « La dure vie du rail » par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1263 du 28 mai au 3 juin 2021
La légende selon laquelle les vaches regarderaient passer les trains est fausse. Au bout du troisième TGV elles se retournent pour péter en direction des voyageurs qui eux les observent à chaque trajet d’un air qu’on devine bovin sous leurs masques. Par ailleurs, dans un souci d’égalité; que le port du masque « vachier » soit recommandé à l’étable, dans les transports (sauf les pistes cyclables) et lieux publics peut se concevoir, mais dans le pré est-ce vraiment nécessaire ?