Carte blanche
PAR BENOÎT DUTEURTRE
LE TEMPS DES GÎTES
C’est la Toussaint. Le village se ranime autour de sa vieille église. Des familles joyeuses bavardent dans la rue avant de partir en randonnée. Le restaurant ne désemplit pas après deux mois d’activité ralentie. Ma petite commune de montagne semble vivante, animée, en cette saison magnifique où le givre, chaque matin, apporte un éclat transparent aux couleurs d’automne… Sauf que, dans huit jours (à la fin des vacances scolaires), tout va s’arrêter. Le village s’éteindra jusqu’à Noël. Puis tout recommencera:l’arrivée de citadins et de banlieusards; leur installation pour une semaine dans d’anciennes fermes transformées en gîtes; un séjour agréable durant lequel ils pourront vivre, dormir, cuisiner, festoyer, faire des jeux de société et des jeux en ligne comme s’ils étaient chez eux, avant de repartir, pour un an ou pour toujours. Seul sceptique, un des rares autochtones encore présent, sur le pas de sa porte, les observe sans aménité mais avec un brin de tristesse, en répétant: « C’est pas ça, un village. »
En dix ans, le phénomène s’est accéléré de façon extraordinaire. Les maisons jusque-là se vendaient lentement, au rythme de la mort des vieux habitants. Quand les enfants ne conservaient pas la ferme des parents, il fallait parfois du temps pour trouver acquéreur, résident secondaire ou rurbain désireux de se fixer à la campagne. C’est alors qu’une espèce nouvelle de propriétaires est apparue, en quête de maisons pour y aménager des appartements et les louer à la nuitée. Puis, devant le succès de cet Airbnb rural, certains ont entrepris de faire de leur ancienne demeure familiale un gîte. Tous y ont trouvé un moyen de gagner de l’argent sans toucher à leur capital; et le village montagnard s’est transformé en village de vacances qui s’éveille chaque week-end et selon les périodes du calendrier scolaire, mais sommeille le reste du temps. Même les commerces se sont adaptés, n’ouvrant plus guère que du vendredi au dimanche, durant ces quelques jours où la montagne se voit sillonnée par les voitures, les promeneurs, les motards et les familles en goguette, avant de redevenir un désert cinq jours sur sept. Le mouvement s’est encore accentué avec le Covid, qui a augmenté le désir de campagne et dopé les prix de l’immobilier, faisant du gîte une solution idéale pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas acheter une maison. La transformation des logis s’est accélérée. Un site web a fièrement noté que notre village, dans la région, est celui qui a connu la plus forte augmentation de séjours en gîte!
Les gîtes présentent, certes, nombre d’avantages pour les loueurs comme pour les touristes. Leur multiplication a toutefois des conséquences négatives qui modifient autant l’activité touristique d’une région que la vie quotidienne des habitants. Non seulement parce que les villages se transforment en centres de loisirs éphémères, mais parce que cette évolution s’exerce au détriment de l’habitation à long terme. Depuis que se multiplient les locations à la semaine ou à la journée, il devient très difficile, en ces contrées touristiques, de trouver un logement non meublé dans lequel s’installer durablement à un prix décent. La mairie lutte à sa façon. Elle vient d’acquérir une maison pour y aménager des appartements où elle espère attirer une population moins fugace. Mais j’observe aussi que la folie des gîtes va de pair avec un certain déclin de l’hôtellerie traditionnelle aggravé, lui aussi, par la crise sanitaire. Sur les trois hôtels-restaurants de la commune, l’un est en vente, et l’autre vient de se transformer… en gîte. Fini le plaisir de mettre les pieds sous la table et de se faire servir son petit déjeuner au lit. Charges élevées, personnel trop rare: le modèle économique de l’hôtellerie est en péril. Dans une société de plus en plus morcelée, les familles préfèrent se retrouver entre elles, dans des logements avec coin cuisine, qui remplacent peu à peu les auberges de montagne où j’allais, voici quelques années, partager le menu des pensionnaires. Et j’en suis désolé. L’autre jour, j’ai reçu une lettre d’un habitant de la ville voisine qui proposait de s’occuper de la gestion de ma maison, au cas où je voudrais la transformer en gîte. Sa lettre est allée nourrir les flammes d’un bon feu dans la cheminée.
A l’heure du tout « ubérisé », tout le monde s’entre loue, se sous loue, ses appartements, voitures, boite à outils, et bientôt conjoints on l’espère, afin de mettre un terme à la gratuité qui règne encore dans ce domaine, nous faisant perdre des parts de marché insoupçonnables. Cependant, ici ou là, se dressent quelques îlots de résistance, notamment un virulent du côté de Notre Dame, quartier le plus touristique du monde, où pas mal de riverains ont déjà opté pour « l’airbnbisation » de leurs murs.