Duteurtre fait le bilan
Ayant passé l’an dernier le cap de la soixantaine, Benoît Duteurtre fait ses comptes et se souvient dans un beau roman qui complète son cycle autobiographique.
Par Jérôme Malbert
Autoportrait, récit autobiographique, livre de souvenirs mélangé de bribes d’essai et agrémenté d’une nouvelle : Ma Vie extraordinaire est un livre composite que Benoît Duteurtre, profitant de la souplesse de l’étiquette, a nommé « roman »; il s’inscrit dans le cycle commencé en 2008 avec Les Pieds dans l’eau, et qui comporte aussi L’Été 76 et Livre pour adultes. Le titre n’est pas une fanfaronnade, mais une manifestation d’élégance humoristique: là où l’esprit du temps veut qu’on récrimine et qu’on se plaigne à tout bout de champ, Duteurtre trouve poli d’insister sur ce qui a illuminé son existence plutôt que sur ce qui a pu la blesser, et qui doit n’être évoqué que par la bande – never complain, disent les Anglais. Ma vie extraordinaire se veut ainsi une « chronique de ses enchantements », une « quête du merveilleux jusque dans la banalité de la vie » (dixit la quatrième de couverture, très juste), articulée autour de rencontres, d’époques et de lieux. On trouve l’auteur tout entier dans ce livre-kaléidoscope composé avec art: Duteurtre le mélomane, amateur d’opérettes et de maîtres oubliés, producteur pour France Musiques, pourfendeur de la secte dodécaphoniste; Duteurtre l’écrivain, amateur de comédies ; Duteurtre le fils de grande famille ; Duteurtre le contempteur houellebecqo-murayien des mœurs contemporaines.
LIGNE CLAIRE, HORIZON BAROQUE
Il parle, au fil des chapitres, de New-York et des Vosges, des années 1960 et des années 1980, de Boulez et de Landowski, de Bruce Benderson et de Milan Kundera, de ses aïeux, de ses paysages favoris (la côte normande, les collines de l’Est), des maisons-refuges où il aime à s’isoler, du temps qui passe et de la façon dont il est possible de le supporter. Il évoque aussi, sans s’appesantir, sa vie personnelle et son homosexualité, dont il refuse de faire tout un plat, en éternel anti-militant: « Il semble intéressant d’apporter sur la question quelques précisions qui me situent aux antipodes de la supposée « communauté LGBTQIA+” ». Il réfléchit, enfin, sur les hauts et les bas de sa carrière d’homme de lettres, sur son image incertaine dans les médias, sur son goût en littérature pour une certaine « ligne claire », mêlé de répugnance pour les modes et l’intellectualisme; plus généralement, il médite sans amertume sur ce qu’il croit être, avec le recul, un insuccès relatif, en dépit de fortunes occasionnelles (sa Petite fille et la cigarette a connu une riche carrière à l’étranger, et a eu l’honneur improbable d’être plagiée par l’acteur américain Shia LaBeouf). « Peut-être y avait-il, dans mes romans, un défaut qui expliquait ma peine à me faire prendre au sérieux : à savoir précisément ce manque de sérieux qui m’avait toujours fait aimer Molière, Alphonse Allais, Offenbach et les dessins de Sempé ». Sans doute ; mais c’est aussi ce défaut qui lui attache des admirateurs nombreux, fidèles et complices, ce qui est mieux qu’une consolation, et qui finalement seul compte.
Le Duteurtrisme, avec entre autres, sa remise à sa place de la musique contemporaine élitiste, avant même la naissance du « Houellebecqo-murayisme », n’a rien à envier à ce dernier courant. Bien au contraire, il le dépasse dans sa forme, en y mêlant un affect qu’on ne retrouve pas chez Muray. En un mot, trois génies qui se complètent, avec pour preuve l’amitié Houellebecqo-dutreurtrienne. Houellebecq à l’oeuvre prophétique, a une fois de plus, reconnu le génie de Duteurtre, avant les autres à qui il faudra plus de temps. C’est le prix à payer, pour que dans le futur, le Duteurtrisme que découvriront enfin les critiques, fasse de l’ombre au Houellebecqo-murayisme, par un échange de bon procédés.