Carte blanche
PAR BENOÎT DUTEURTRE
LA VIE EN ROSE
Ils ressortent partout comme des escargots après la pluie. Je me demandais où ils étaient passés après deux années de confinement, mais, sitôt revenus les bataillons de touristes (comme jamais en ce printemps 2022 au centre de Paris), les musiciens de rue ont repris leurs positions: au coin du pont, le saxophoniste anglais qui se prend pour Charlie Parker; plus loin, celui qui éructe en jouant de la guitare avec un chien sur l’épaule pour attendrir les touristes; le pianiste irlandais rougeaud qui tapote plutôt bien sur son clavier; la trompette ininterrompue qui, au pied de Notre-Dame, pourrit la vie des habitants des immeubles voisins; le jeune rom qui ne connaît rien à l’accordéon mais se contente de pousser et de tirer pour produire un son affreux où les oreilles touristiques reconnaissent – quand même – les premières notes de la Vie en rose: signature obligatoire de la ville des amoureux qui résonne toute la journée et finit par devenir insupportable.
On rétorquera que mon calvaire, sur un balcon de l’île de la Cité, semble plutôt enviable, et qu’on évite de se plaindre quand on habite un quartier de rêve. Mais je ne vois pas pourquoi le fait d’habiter ce secteur envié m’obligerait à tout endurer avec le sourire. J’ai vu, depuis trente ans, la boulangerie, le kiosque à journaux, la pharmacie, la banque, la charcuterie, se transformer tous en boutiques de souvenirs, tandis que les services de l’Hôtel-Dieu fermaient l’un après l’autre. Ils hébergeront prochainement des espaces de restauration et d’hôtellerie dans le cadre du plan municipal de réaménagement de l’île en spot touristique. Et l’un des symptômes de cette évolution est l’invasion du moindre bout de trottoir par des musiciens ambulants, venus eux-mêmes de toute l’Europe pour faire la manche à Paris. Autant le dire, beaucoup sont fort mauvais, sans quoi ils joueraient dans des salles ou dans des clubs. Mais ils n’ont aucun scrupule à vous imposer leur talent approximatif au nom d’une pseudo-convivialité. Quelques-uns se persuadent même de créer de l’ambiance dans cette rue où il est devenu impossible d’ouvrir la fenêtre pour bénéficier de la paix du soir et de l’air du printemps – souillé par une énième version de la Vie en rose braillée sur un amplificateur trop puissant. Aux professionnels de la manche se sont ajoutés, plus récemment, les fêtards qui, en contrebas, sur les berges « libérées », improvisent des fanfares lourdingues ou des rave parties en pleine nuit: un capharnaüm ininterrompu, nettement plus fatigant que l’ancienne circulation des voitures sur la voie rapide.
Tout s’était arrêté avec l’incendie de Notre-Dame puis avec l’épidémie de Covid, qui ont, pour un temps, rendu le quartier étrangement désert et silencieux. Je ne dis pas que c’était mieux, mais je m’enchantais d’entendre les oiseaux et de voir les bars à touristes redevenir des bistrots de quartier. Et puis tout a recommencé progressivement, jusqu’à ce week-end de Pâques ensoleillé où l’île de la Cité, pour la première fois depuis trois ans, a retrouvé ses allures de Disneyland au son de cette incessante et infernale Vie en rose… Au début de l’invasion, je tentais de négocier, de payer les musiciens pour qu’ils rentrent chez eux. Mais d’autres, aussitôt, prenaient leur place, et les touristes me regardaient comme un goujat antihumaniste, moi qui priais les saltimbanques de faire silence au nom de ma tranquillité bourgeoise. Un peu honteux, je me rappelais mes enchantements d’adolescent découvrant les artistes de rue. Puis il m’est arrivé, même, d’appeler la police, en invoquant cette règle selon laquelle il est interdit de jouer dans l’espace public sans autorisation. Sauf que la police a des affaires plus urgentes, et que la Mairie de Paris ne semble pas davantage regarder ces artistes du trottoir comme un trouble contre lequel il faudrait appliquer de vieilles réglementations qui avaient pourtant leur sens. Elle y voit plutôt le triomphe du nouveau Paris festif, rythmé comme un carnaval brésilien. C’est donc moi qui finis par passer pour un misanthrope, absurdement remonté contre ces malotrus qui m’empêchent d’ouvrir la fenêtre et de goûter le silence – tout comme je goûte, à d’autres moments, la vraie musique.
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