« Ursula, tu me fais mal ! » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1313 du 12 au 18 mai 2022

Carte blanche
PAR BENOÎT DUTEURTRE

URSULA, TU ME FAIS MAL!

Ursula m’a encore giflé! Chaque fois qu’elle s’exprime, je me sens blessé, humilié… Moins par ses propos que par sa façon de parler, et surtout par cette langue: cet anglo-américain – plus américain que british – qu’elle emploie pour chaque grand discours. Elle possède pourtant un très bon français. Quant à l’allemand, sa propre langue, cette grande langue européenne qu’elle devrait utiliser fièrement comme symbole de ce que nous sommes, je suppose qu’elle la réserve à ses compatriotes, tel un sabir local vieillissant… Pour le reste, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, s’exprime publiquement comme une sénatrice du Wisconsin. Ce faisant, elle m’inflige une terrible humiliation, car elle semble proclamer à la face du monde que je suis moi-même, citoyen européen, un sujet de culture nord-américaine partageant avec l’Oncle Sam un style de vie, une langue et une vision du monde. En l’écoutant annoncer de nouvelles sanctions contre la Russie, ou prononcer – désormais chaque année – son discours sur l’état de l’Union (autre copier-coller des États-Unis), je mesure ce à quoi nous avons renoncé durant ces cinquante dernières années : la singularité de l’Europe illustrée par sa diversité culturelle et linguistique, autant que par sa singularité sociale, politique ou diplomatique. Tout cet idéal s’est évaporé, dissous dans les élargissements vers l’Europe centrale, plus acquise encore que l’Europe occidentale à la tutelle américaine. Les dirigeants français, à leur habitude, n’ont rien vu venir, préférant tout abandonner au supposé rapprochement des nations (qui n’en suivent pas moins, d’abord, leurs propres intérêts !).

Entendre donc Ursula von der Leyen utiliser l’angloaméricain, telle la langue commune du « camp occidental », me fait l’effet d’une usurpation d’identité. En ces jours sombres d’agression russe en Ukraine, nos responsables politiques semblent se réjouir que l’Europe ait trouvé enfin son unité diplomatique. Mais, en réalité, l’anglais de Mme von der Leyen illustre l’accomplissement de cette « nouvelle Europe » que prônaient les États-Unis dès les années 2000 contre un Chirac, un Schröder ou un Villepin : une Union qui se confond avec l’Otan au point que, désormais, les sommets des deux instances se déroulent simultanément à Bruxelles, en anglais… et en présence du président américain; une Europe unie « contre » la Russie par une fermeté compréhensible mais inédite, même sous la guerre froide, où prévalait une volonté de détente; une Europe qui s’aligne sur ses membres les plus atlantistes (comme la Pologne), pour entretenir la guerre au lieu de l’enrayer ; une Europe qui proteste à peine en découvrant l’espionnage organisé sur les toits de l’ambassade américaine à Paris, ou les trahisons diplomatico-militaires subies par la France dans le Pacifique, mais qui jugerait immoral de rechercher un apaisement avec cette Russie, désignée outre-Atlantique comme l’ennemi héréditaire ; une Europe qui, même après la fin de l’URSS, a entretenu la pression contre ce voisin, tout en s’accommodant des grandes démocraties saoudienne ou chinoise… pour aboutir à cette situation de non-retour, servant de prétexte à la vengeance de Poutine.

À l’ancien projet européen nous avons renoncé, tout comme Mme von der Leyen a renoncé à la langue de Goethe pour privilégier celle du Washington Post. L’anglo-américain n’est pourtant pas l’idiome du Vieux Continent, mais l’outil international des élites qu’une majorité de la population comprend peu ou pas – si bien que la présidente de la Commission ferait mieux de s’exprimer en allemand, avec traduction simultanée. La nature plurielle de notre civilisation devrait même conduire chacun de ses représentants à privilégier sa propre langue. Inversement, le recours à l’anglais est un mimétisme de soumission qui fait de cette Union la seule grande entité géopolitique à s’exprimer dans une langue qui n’est pas la sienne – moins encore depuis le Brexit. Ce sont là plus que des symboles. Et le président Macron, malgré sa foi dans une hypothétique « souveraineté européenne » et ses quelques efforts d’indépendance diplomatique, ne semble guère susceptible de modifier cette triste réalité d’une Europe toujours plus américaine dans sa façon d’agir, de penser, de s’exprimer et, désormais, de combattre!


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