« L’Homme et la forêt » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1307 du 31 mars au 6 avril 2022

Carte blanche
PAR BENOÎT DUTEURTRE

L’HOMME ET LA FORÊT

Les sapins se reflétaient au milieu de la forêt dans l’eau sombre d’un étang. Aménagée au XIXe siècle, cette poétique retenue d’eau était devenue un carrefour de promeneurs, à deux pas d’une clairière où se dressent les ruines d’anciennes fermes. Puis le barrage en bois a commencé à se dégrader, faute d’entretien, tout comme mille détails humains qui contribuent à la magie de cette contrée: ponts de pierre remplacés par des buses en béton, vieux sentiers effacés par les tracteurs géants qui effectuent leurs coupes industrielles en laissant derrière eux des ornières et des branches cassées. Face à la dégradation du site, les élus, assistés par les experts du réseau Natura 2000, ont finalement décidé de rendre cette forêt à la nature sauvage. Plutôt que procéder à la coûteuse réfection du barrage, décision a été prise de donner libre cours au ruisseau qui s’écoulait avant toute intervention humaine et de protéger la tourbière située dans la clairière voisine, avec son foisonnement d’espèces animales et végétales. Dans ce coin de montagne vosgienne comme dans beaucoup d’autres, une nature primitive et protégée (désormais interdite d’accès par endroits) reprend ainsi la place du paysage humain, façonné par les siècles avec sa beauté particulière.

Ces questions, parmi beaucoup d’autres, figurent au cœur du passionnant essai de la philosophe Bérénice Levet: l’Écologie ou l’ivresse de la table rase (l’Observatoire). Cette amoureuse de la nature, mais aussi de la civilisation européenne, pointe le doigt sur ces mouvements dits écologistes qui, souvent, s’appliquent moins à protéger un paysage finement tissé par l’Histoire qu’à vouloir « déconstruire notre rapport à la nature », ou encore à « réensauvager la France ». J’y songeais en me rendant, l’autre jour, dans une ferme de montagne où s’est maintenu un élevage traditionnel de vaches laitières (la belle vosgienne au flanc moucheté), de chèvres, de porcs et de lapins. La compagne du fermier, désolée, venait de lire sur Internet le commentaire d’un visiteur, choqué d’avoir vu les vaches attachées dans l’étable – comme si ces animaux domestiques avaient pour vocation de retourner à la nature, dans une perspective antispéciste. L’essai de Bérénice Levet, au contraire, nous laisse entrevoir la richesse d’un certain héritage français: paysages, modes d’élevage et de culture; mais aussi langue, coutumes, art de vivre qui se trouvent souvent dans le viseur de l’écologie moderne, pressée de nous débarrasser de nos habitudes, à commencer par les sapins de Noël et le Tour de France. Ce qu’on avait pris pour une volonté de défendre l’environnement se prolonge dans un wokisme persuadé que « la nature, les bêtes, les femmes, les minorités, sont toutes et chacune victimes de l’homme occidental ».

Quant à moi, je suis retourné dans la montagne vosgienne par le biais d’un autre livre: Vies de forêt, de Karine Miermont (L’Atelier contemporain), qui pénètre au cœur de ce massif, humain autant que sauvage. D’un chapitre à l’autre, elle alterne finement les descriptions poétiques du vent sur la prairie, ou d’une famille de sangliers à la queue leu leu, et une étude précise de la vie foisonnante qui se cache sous les arbres. Ses pensées s’envolent dans le passé pour entrevoir les Vosges à l’ère primaire, hautes comme l’Himalaya avant d’être recouvertes par la mer. Ailleurs, elle imagine le voyage de son chat parisien, qui, un jour, s’égara dans la forêt, où il passa plusieurs semaines. Elle montre aussi l’interaction des activités humaines, végétales et animales qui a fait de cette montagne ce qu’elle est: nous racontant l’histoire d’une ruine sur l’alpage, ou celle de deux enfants alsaciens morts de froid à l’emplacement où s’élève toujours une pierre marquée d’une croix. Elle saisit ainsi la réelle beauté de cette forêt humaine si différente, malgré les apparences (les lacs, le relief, les couleurs), de la forêt vierge du Canada. Comme le résumait le philosophe Alain, « c’est le travail des hommes qui, sans le vouloir, a varié les couleurs et percé des fenêtres sur l’horizon. Ce que vous appelez beauté, harmonie, grâce, est dessiné par la charrue, la pioche et la hache. Le ruisseau qui murmure à vos pieds, l’homme l’a délivré des herbes et de la vase».

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