« Les chats russes » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1305 du 17 au 23 mars 2022

Carte blanche
PAR BENOÎT DUTEURTRE

LES CHATS RUSSES

J’ai appris avec soulagement que les chats russes et leurs propriétaires seraient désormais exclus des concours animaliers. Cette mesure adoptée par la Fédération infernale féline devrait, à mon avis, faire réfléchir Vladimir Poutine sur la violence de son agression et adoucir un peu les souffrances du peuple ukrainien. Du coup, je me suis demandé si je ne devrais pas mettre à profit cette chronique pour y aller de mon effort et proposer d’autres sanctions, au moins dans les domaines qui me sont chers. On pourrait notamment restreindre la présence des auteurs russes dans les bibliothèques; surtout ceux qui, tel Maxime Gorki, furent complices de la tyrannie soviétique dont l’actuel locataire du Kremlin n’est que le dernier avatar. Ou encore cesser de jouer les compositeurs staliniens, à l’instar de Chostakovitch, longtemps représentant musical officiel de l’URSS (on s’est aperçus plus tard qu’il n’en pensait pas moins). Enfin, tout comme certains rebaptisent Kiev en Kyiv, il serait temps de proclamer que nombre de grands esprits prétendument russes ont vu le jour en Ukraine et furent donc ukrainiens, à commencer par Gogol ou Prokofiev… quand bien même ils seraient les premiers surpris qu’on leur attribue cette nationalité. Qu’importent les moyens, pourvu qu’on fasse vaciller l’empire barbare!

Malheureusement, et j’en suis désolé, une faille de mon caractère m’empêche d’adhérer aux mouvements unanimes. Enfant, déjà, je détestais les équipes et les groupes. Plus tard, les foules m’ont toujours inquiété, si bien qu’on ne m’a guère vu dans les manifestations. Autant le dire, je ne suis pas du genre à allumer mon briquet à l’unisson d’une salle entière. J’ai même éprouvé quelque peine à chanter chaque soir, pendant l’épidémie, penché à ma fenêtre, pour soutenir les soignants. Je ne m’en vante pas, et je n’y peux rien. Donc l’idée d’écrire une chronique de plus contre la désolante attaque russe, après toutes celles parues ces dernières semaines, ne m’enchante guère. Même la possibilité d’un texte plus nuancé me paraît inutile. Tout en dénonçant l’offensive contre l’Ukraine, j’y rappellerais la pression exercée pendant des années par l’Otan, les États-Unis, la Pologne, les pays Baltes, aux frontières de la Russie; mais aussi le ton si désagréable de nos échanges avec Moscou, loin des amabilités que nous réservons à nos amis démocrates du Qatar ou de l’Arabie saoudite. Je m’y étonnerais qu’une vague d’indignation n’ait pas soudé l’Europe quand l’Otan bombardait Belgrade ou que les États-Unis envahissaient l’Irak, contre toutes les lois internationales. Quelques voix téméraires, dans la politique et dans les médias, se chargent de ces rappels qui ne rendent pas pour autant la guerre acceptable. Je m’en tiendrai donc, pour ma part, à un souvenir historique qui pourrait nous inspirer en de telles circonstances.

À l’automne 1914, un mouvement fut lancé pour faire interdire en France la musique allemande. Le farouche républicain Saint-Saëns comme le très raffiné Debussy portèrent cette étrange revendication. Fort heureusement, d’autres compositeurs s’élevèrent contre une absurde confusion des genres, tels André Messager, Albert Roussel, et surtout le merveilleux Ravel, qui, tout en s’engageant dans l’armée, protesta contre toute censure des musiciens austro-allemands, y compris de ceux qui combattaient dans le camp adverse: «Il m’importe peu que M. Arnold Schönberg, par exemple, soit de nationalité autrichienne. Il n’en est pas moins un musicien de haute valeur. » Voilà qui devrait nous faire réfléchir, au moment où certains annulent les contrats du grand chef d’orchestre russe Valery Gergiev, coupable de relations amicales avec Poutine, mais aussi de la cantatrice Anna Netrebko ou du chef Tugan Sokhiev, sommés de s’opposer publiquement à leur propre pays!On peut voir ces musiciens comme des propagandistes, mais leur propagande consiste principalement à interpréter de grandes œuvres du patrimoine musical universel, et je me demande si l’on gagne beaucoup à tout mélanger ainsi. À trop se hâter de bannir ce qui vient de Russie, on pèse peut-être d’un certain côté, mais on ne donne pas de l’autre un très noble exemple!

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.