« Bon anniversaire, salaud! » – Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1362 du 20 Avril 2023

Carte blanche

À BENOÎT DUTEURTRE

BON ANNIVERSAIRE, SALAUD!

Grâce aux dernières avancées du mouvement #MeToo, on prendra soin désormais, lorsqu’on présente une toile de Picasso, de préciser que l’artiste était une ordure. Lancée avec succès pour les cinquante ans de la disparition du peintre, cette pédagogie insistera sur l’odieux comportement de Pablo avec les femmes et jettera une lumière nouvelle sur ce douteux individu, long- temps regardé comme l’emblème de l’art moderne par son foisonnement créateur et son insolente fantaisie.

Une des premières choses que j’aie apprises, du temps où je commençais à me passionner pour l’histoire artistique, fut pourtant que les grandes œuvres existent par elles-mêmes, au-delà de la biographie de leur auteur. Tel était le sujet du Contre Sainte-Beuve, de Proust. Et tel est précisément le miracle de l’art : qu’on puisse découvrir au piano la splendeur d’une sonate de Beethoven en se fichant que celui-ci eût été un insupportable misanthrope; ou qu’on s’enchante de la modernité de Flaubert en oubliant que l’ermite de Croisset eût tenu, par ailleurs, des propos furieusement réactionnaires appelant à fusiller tous les communards. Quant à Picasso et ses jeux infinis avec le corps féminin, démonté, recons- truit, tourné vers le sublime ou vers le grotesque, je me fiche pas mal de savoir si cela trahirait sa profonde misogynie, quand j’y vois d’abord une invention faite pour nous enchanter, hors de toute considération morale.

Cette séparation de l’œuvre et de l’homme fait évidemment ricaner les nouveaux commissaires politiques, qui n’ont aucun complexe à juger l’art à l’aune de la vertu. Dans le sillage de l’esprit woke, des enquêtes policières sont en cours pour réévaluer les gloires du passé et déceler les intentions dissimulées sous les œuvres afin d’épingler tout ce qui contreviendrait à la loi du XXIe siècle. La statue de Voltaire s’est vue souillée de peinture par ceux qui accusent le philosophe de racisme, lui qui a tant fait pour la justice et la liberté de l’esprit. Ces procédés n’ont rien à envier à ceux qu’on dénonçait hier dans le « réalisme socialiste », et on peut toujours se gausser des romans et des films édifiés à la gloire du parti, du peuple, de la révolution. Nos contemporains, eux, se chargent de tout rapporter à la question des femmes, des minorités, des discriminations. Ils s’inquiètent de savoir si la longue prééminence des hommes dans la création artistique n’aurait pas été un coup de force plutôt qu’une lente évolution historique. Et leur liste d’annulations pourrait s’allonger sans fin: suggérons l’obsédé sexuel Maupassant, que ses propos sur les filles conduiraient aujourd’hui au tribunal (ce qui ne l’empêcha pas d’écrire les plus bouleversants portraits de femmes), le pédéraste André Gide, le nazi Richard Strauss, les antidreyfusards Degas, Cézanne et Renoir… comme si leurs égarements personnels ou politiques présentaient le moindre intérêt en regard des enchantements qui nous les ont fait aimer et qu’ils continuent à nous apporter.

Les œuvres elles-mêmes se voient instrumentalisées pour contribuer aux luttes sociétales. Des metteurs en scène déconstruisent le répertoire pour y faire passer leurs messages citoyens. Ils demeurent embarrassés par Molière et ses Femmes savantes, mais n’hésitent pas à transformer Carmen en féministe avant l’heure. Des directeurs de ballet renoncent au pittoresque Casse-Noisette, suspecté d’accumuler les clichés racistes. Inversement, la vraie liberté de l’art, celle de s’aventurer, d’imaginer, mais aussi de rire, de caricaturer, de déformer, de surprendre, se voit dédaignée comme une question secondaire en regard de la bienséance contemporaine.

Il faut donc le répéter, au risque de passer pour banal : la force esthétique d’une œuvre obéit à des critères qui lui sont propres, loin des questions politiques ou sociétales. Les biographies peuvent être instructives, mais la force du Voyage au bout de la nuit reste étrangère aux élucubrations racistes de Céline. Et le génie de Picasso se moque des comportements amoureux du peintre. Bref, c’est une sale mission, dont se glorifient les nouveaux inquisiteurs, que de réduire les créateurs à des pré- venus pour affaires de mœurs. Ils révèlent ainsi leur ignorance crasse de cette magie par laquelle Picasso continue à rendre notre vie meilleure.■

86/Marianne / 20 au 26 avril 2023

Une réflexion sur “« Bon anniversaire, salaud! » – Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1362 du 20 Avril 2023”

  1. comment ne pas être indigné par ces censeurs aveuglés soit de jalousie, soit de haine et qui certainement souffrent d’un manque de reconnaissance et de notoriété. Qu’ils doivent être bien malheureux de se nourrir d’aigreur

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