DERNIÈRE NOUVELLE
Chaque semaine, « Le Figaro Magazine” publie une nouvelle inédite d’un écrivain
MA PASSOIRE THERMIQUE
Par Benoît Duteurtre *
J’étais en train de faucher les mauvaises herbes qui repoussent chaque année le long du ruisseau, quand un cri m’a interpellé. Près de la maison, un jeune homme portant une mallette m’adressait un geste et nous avons marché l’un vers l’autre dans la prairie, moi dégoulinant, lui m’offrant un aimable sourire aussitôt assorti d’un conseil :
– Il faudrait éviter de défricher, monsieur. On est en zone biodiversité: un secteur sanctuarisé pour la régénération des espèces.
J’allais lui demander de quoi il se mêlait, quand il a précisé :
– Je travaille pour l’agence départementale chargée d’établir un bilan vert des propriétés, dans le cadre du PDV – plan de développement vertueux.
Cette vieille demeure, en pleine montagne, ne m’avait jamais semblé menaçante pour l’environnement. Mais, apparemment, l’entretien du pré constituait déjà un acte problématique. Ce n’était toutefois qu’un préambule car mon interlocuteur, toujours aimable, a suggéré :
– Si vous voulez bien, nous allons faire le tour.
Autant préserver de bonnes relations avec l’administration, ai-je songé. Comme nous approchions de l’entrée, le jeune homme a désigné la plaque de béton, un peu plus bas :
– C’est une fosse toutes eaux?
– Oui, ai-je répondu, ça ne marche pas trop mal…
– Sauf que c’est interdit, désormais, a-t-il enchaîné. Il faudrait mettre en place un système d’épandage dont je peux vous montrer les modèles.
Sans attendre, il a posé sa mallette sur une table de jardin et sorti des prospectus proposant divers systèmes sophistiqués de traitement des eaux ménagères. Il s’est voulu rassurant :
– Vous avez deux ans pour vous mettre aux normes.
Après quoi il m’a suivi, ou plutôt entraîné vers l’intérieur de la maison dont les gros murs de pierre lui ont inspiré une nouvelle remarque:
– Dites-moi, c’est une véritable passoire thermique!
– Ah bon ? C’est une maison traditionnelle. Longue à chauffer, c’est vrai, mais qui conserve la chaleur en hiver et la fraîcheur l’été.
– Les anciens étaient des novices en isolation. Leurs vaches assuraient un chauffage d’appoint, mais c’est trop énergivore pour une résidence secondaire. Le mieux serait de changer toutes les fenêtres et de les remplacer par des doubles vitrages. Pour les murs, on vous proposera des solutions, et peut-être un financement… si votre tranche de revenus vous y autorise.
Je n’avais aucune envie de refaire ce bon foyer où je vis, heureux, avec mon tas de bûches et ma grande cheminée. L’homme, justement, observait l’âtre d’un air embarrassé :
– Et puis ça, vous ne pouvez pas… Il s’est repris avant d’ajouter :
– Brûler du bois pour le plaisir ! Persuadé que les cheminées étaient constitutives des maisons de campagne, et plus encore de montagne, je me suis défendu :
– C’est le bois de la propriété : des arbres abîmés qu’on débite pour l’hiver…
– Je vous arrête, monsieur. On n’abat pas d’arbres en zone biodiversité. Et on les brûle encore moins sans aggraver l’empreinte carbone.
Il a ajouté :
– Au moins, faites votre feu dans un insert qui chauffera toute la maison. Je me doutais qu’il allait en arriver là: remplacer cette noble cheminée par un cube hermétiquement vitré. Je savais aussi que ma réponse était non. Mais, surtout, je commençais à me demander si je n’allais pas, tel un paysan d’autrefois, saisir une fourche pour chasser l’intrus qui prétendait déconstruire ma vie. Heureusement, il avait fini et je me suis contenté, lâchement, de le raccompagner. En passant devant la fontaine, où l’eau s’écoule jour et nuit, comme partout dans la vallée, il s’est retourné une dernière fois :
– Pour ce qui est des sources, on ne s’en mêle pas trop pour l’instant. Mais, avec la sécheresse partout dans le monde, il faudra bien finir par taxer les flux qui s’écoulent inutilement.
Il est remonté dans sa petite voiture, siglée du « programme départemental vertueux », tandis que je retournais vers cette bombe environnementale que j’avais regardée jusqu’alors comme ma maison.
Prochain roman à paraître : Le Grand Rafraîchissement (Gallimard, 1er février).
106/ Le Figaro Magazine / 12 janvier 2024
sa page hebdomadaire sur Marianne est des plu savoureuses….