« You are EU » – Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1399 du 4 Janvier 2024

Carte blanche

PAR BENOÎT DUTEURTRE

YOU ARE EU

Alors que commence une nouvelle année, il est temps pour chacun de « devenir EU » . Tel était, du moins, le sens d’une récente campagne d’affichage montrant des personnages face à de vertueux horizons d’éoliennes et de fours solaires, accompagnés de cette légende: « You are EU ». Un peu troublé par cette interpellation en anglais dans les couloirs du métro, j’ai compris, en regardant mieux, que la Commission de Bruxelles avait lancé ce slogan pour stimuler notre conscience citoyenne au sein de l’Union, qui, désormais, n’est plus l’« UE » (comme au temps archaïque où l’on employait encore le français), mais l’« EU » (acronyme qui, pour un Français, ressemble étrangement à « États-Unis »). Ce faisant, la Commission semble présupposer que tout Européen parle et comprend l’anglais. Elle officialise même cette réalité rampante, quoique jamais démocratiquement votée, selon laquelle l’anglais serait désormais la langue de l’Union: celle qui nous rassemble et dans laquelle on doit communiquer, tout comme le fait Ursula von der Leyen, débitant ses discours à l’américaine pour nous inciter à combattre la Russie et à élargir les frontières vers l’est… Autant d’évolutions décidées, sans consultation des citoyens, par l’administration qui prétend bâtir notre avenir. Les choses, du moins, sont claires : après une décennie d’hégémonie du français à Bruxelles, puis la généralisation du principe de traduction qui devait préserver la pluralité des langues, c’est désormais le temps du tout-anglais pour les citoyens de l’EU; et ce, comme d’habitude, sans la moindre réaction des autorités françaises.

Si j’avais dû illustrer la singularité de l’Europe dans une campagne d’affichage, j’aurais plutôt montré la fabuleuse diversité des paysages et des architectures, en accompagnant chaque image d’une phrase emblématique d’une langue et d’un pays, traduite pour nous faire mesurer le foisonnement du Vieux Monde. Mais c’est là une tout autre conception que celle que défend la bureaucratie bruxelloise, comme si coexistaient désormais deux Europe: l’une faite de peuples, de langues, de nations cheminant côte à côte et coopérant sur maints sujets industriels, agricoles, culturels ; l’autre rassemblée dans ces États-Unis d’Europe qui prétendent s’imposer et s’étendre par la volonté d’élites prêtes à tout sacrifier pour mettre en place un décalque du modèle nord-américain : une fédération d’États communiquant en anglo-américain, se battant au sein de l’Otan, échangeant une monnaie barrée de deux traits, et important d’outre-Atlantique la plupart des règles économiques, sociales ou juridiques… Sauf que, aux États-Unis d’Amérique, l’anglais est, historiquement, la langue principale ; tandis que, au sein de l’Union européenne, il n’est qu’une langue administrative choisie par la bureaucratie, ce qui fait de l’EU la seule grande entité géopolitique du monde à s’exprimer dans une langue qui n’est pas celle de sa population.

Pour fondamentale qu’elle soit, la question des langues sera probablement, une fois encore, négligée lors de la campagne européenne des prochains mois. Le Brexit pouvait laisser imaginer que l’allemand et le français regagneraient du terrain en tant que langues officielles et langues de travail. Il n’en a rien été. La victoire, au contraire, est revenue à ceux pour qui, paradoxalement, l’anglais n’étant plus une langue européenne (sauf à Malte et en Irlande), sa généralisation comme langue commune évitera les jalousies : étrange façon d’habiller une prodigieuse civilisation sous un sabir d’importation, tout en ravalant les autres langues au rang de patois – même lorsqu’il s’agit de l’espagnol ou de l’italien! À ce rythme, nul n’apprendra plus la langue des autres, dans cet Occident global dont l’EU est le bras armé. D’aucuns invoquent le pragmatisme nécessaire d’une union à 27 (et bientôt davantage), où le pluri- linguisme ne saurait être un modèle pertinent. Il me semble, au contraire, que l’épineuse question des langues souligne que c’est une folle prétention de vouloir unifier des nations tellement diverses dans une même politique, une même diplomatie et une même langue. Est-il vraiment trop tard pour imaginer quelle autre union – plus modeste – pourrait s’accommoder de ses différences au lieu de les combattre ?

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