« La queue, c’est chic » – Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1384 du 21 Septembre 2023

Carte blanche

À BENOÎT DUTEURTRE

LA QUEUE, C’EST CHIC

Devant un grand café de Saint-Germain-des-Prés, j’ai observé le cordon de velours derrière lequel, désormais, patiente une file de touristes, en attendant qu’un réceptionniste les invite à prendre place à la table de Boris Vian ou de Simone de Beauvoir. Jamais, jusqu’à une époque récente, je n’avais vu les cafés et brasseries parisiens ainsi gardés par un personnel qui commence par vous retenir, avant de vous dire où vous asseoir. Le principe même de ces établissements était d’offrir des terrasses et des salles ouvertes où chacun pouvait se poser à sa guise. Un jour, toutefois, voyageant aux États-Unis, j’ai découvert cette fausse politesse qui consiste à vous accueillir à l’entrée, comme pour mieux vous contrôler. Or il faut, on le sait, que tout ce qui se pratique là-bas finisse par s’appliquer en France, dans un permanent rattrapage encouragé par les séries télé et le soft power. C’est pourquoi je vois avec tristesse, depuis quelques années, se multiplier sur les boulevards ces cordons et files d’attente imposés à une clientèle qui semble trouver normal d’être ainsi traitée, canalisée, comptabilisée, orientée, loin de la fantaisie du flâneur choisissant une table de bistrot pour commander un demi.

Les files d’attente font leur grand retour en ce début de XXIe siècle. On avait pu les croire réservées aux pays du bloc soviétique, du temps où les malheureux Russes ou Polonais devaient patienter une matinée entière devant les magasins du peuple pour acquérir les rares produits disponibles. On les plaignait tout en ironisant sur ce monstrueux système, très inférieur à l’efficacité du capitalisme. Mais la victoire absolue de ce dernier s’est traduite par l’apparition de nouvelles queues : toutes ces files d’attente néolibérales engendrées par les regroupements, restrictions de personnel et autres économies d’échelle qui gouvernent le monde à l’ère des fusions- acquisitions. Il nous a fallu apprendre à patienter, de plus en plus longtemps, aux guichets de la SNCF, aux urgences des hôpitaux, au téléphone dans l’attente d’un téléconseiller. Puis c’est le personnel qui a commencé à faire défaut, dans l’hôtellerie et la restauration, où il n’est plus rare, désormais, de patienter le temps d’un repas avant de passer commande. Attendre est devenu la règle, sans que nul souligne que notre bon système, en ce sens, n’a plus rien à envier à la défunte organisation socialiste. Je me faisais encore cette réflexion, au mois d’août, dans ma petite station balnéaire normande où je voyais, comme dans la Pologne des années 1960, des files d’attente infinies à l’entrée des boulangeries, seules boutiques susceptibles de fournir un repas pas trop cher.

L’aspect le plus surprenant de cette évolution est toutefois que certaines files d’attente semblent désormais désirées, comme si le fait de patienter les uns derrière les autres, à l’entrée d’un lieu en vogue, constituait une sorte de privilège. Jonathan Siksou, dans son dernier livre, intitulé Vivre en ville (éditions du Cerf), nous explique ainsi que, « en lançant des mots d’ordre ignorés des Soviets, la presse modeuse assène que la queue, c’est chic! Des dizaines de clients attendent donc heureux et debout, dans la rue, je ne sais combien de temps, que d’autres aient fini leur repas avant de pouvoir prendre leur place; comme à la soupe populaire ». Telle est l’une des évolutions urbaines observées par cet excellent auteur, qui nous fait partager son amour de la vie citadine et nous ouvre également les yeux sur ses transformations au gré des réformes plus ou moins vertueuses: quand les mouvements animalistes bannissent de nos jardins les anciens plaisirs des enfants, comme un tour de poney au Champ-de-Mars; ou « quand le bon boucher parti à la retraite est remplacé par un créateur de macarons ». Il y a du pamphlet dans Vivre en ville, mais aussi un art consommé de nous rappeler tout ce qu’une grande cité contient de beautés et de plaisirs irremplaçables: théâtres, jardins, églises, musées qui nous poussent encore à déambuler sur les trottoirs – à condition de ne pas heurter les nouveaux passants, nez collé à leur portable, et de bien vouloir patienter à la terrasse du grand café où l’on entrait autrefois si facilement.■

86/Marianne/21 au 27 septembre 2023

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