
LE FIGARO jeudi 13 juillet 2023
HOMMAGE
15
Un homme plein d’humour qui avait le culte de l’amitié
PAR BENOÎT DUTEURTRE
À L’HEURE où disparaît un immense écrivain, autant qu’un ami très proche, mes pensées sont d’abord pour Vera, son épouse, avec laquelle il formait ce couple extraordinaire qui aura traversé tant de bonheurs et d’épreuves depuis les années où elle dactylographiait ses premiers romans. Ces derniers temps encore, elle a déployé tout son amour et son énergie pour lui permettre d’achever paisiblement ses jours. Mais, puisque Kundera détestait plus que tout la biographisation de la littérature, je songe aussi, en ce triste moment, qu’il va continuer à nous apporter à travers son œuvre une extraordinaire capacité de rire, d’enchantement, de distance, de réflexion sur les sujets les plus légers comme sur les plus graves. Et, tandis que d’autres rappellent tout ce qui lui vaut une admiration universelle, je voudrais évoquer, très subjectivement, quelques enseignements que je retiens de lui.
Je songe par exemple à cet art de la fiction qui porte son œuvre de romancier, à rebours d’une France qu’il avait choisie mais où le plaisir d’inventer des histoires ne mobilise plus guère les écrivains. Quand la moitié des romans s’apparentent à des biographies, des autobiographies ou des autofictions, Kundera nous invite à convoquer les pouvoirs de l’imagination, à créer des personnages, à considérer la création comme un jeu et non comme un témoignage – ce qui constituait déjà, dans les années cinquante, le cœur de son enseignement à l’Académie du cinéma de Prague.
Il nous apprend, aussi, à porter sur le monde moderne un regard critique, attentif à la réalité concrète – c’est-à-dire le contraire d’un regard idéologique. Nul n’a capté comme lui les contradictions, les horreurs et les drôleries d’une situation nouvelle : telle cette blague de La Plaisanterie qui se transforme en procès. D’aucuns voulaient y voir, en 1967, une satire du totalitarisme communiste, quand elle préfigurait notre société tout entière jusqu’au wokisme du XXIe siècle. Mais ce sont aussi ces interrogations sur La Lenteur, L’Identité, L’Ignorance : dans ces ultimes romans écrits en français, comme un hommage à son pays d’adoption, Kundera exerce ce génie si personnel de saisir des vérités profondes que chacun a ressenties, mais que nul n’avait si clairement énoncées.
Cette attention au monde qui nous entoure est tout autre chose que l’engagement, et Milan détestait cette passion politique qui, régulièrement, s’empare des arts, du cinéma, de la littérature, du théâtre et de tant d’œuvres chargées de messages. Aujourd’hui, ce mauvais penchant, qui n’est pas sans rappeler le réalisme socialiste, revient en force pour nous livrer ses discours édifiants sur la planète, le racisme, le genre, et autres combats que beaucoup se croient obligés de relayer artistiquement. Kundera, lui, définit la position de l’artiste comme « une position excluant toute identification à une politique, à une religion, à une idéologie, à une morale, à une collectivité; une non-identification consciente, opiniâtre, enragée ».
Il exerce sa magie dans l’agencement des histoires
—
Je songe encore à ce mot de Bartók sur la « géniale simplicité » que le compositeur désignait comme un idéal pour les créateurs modernes. Ce terme s’applique merveilleusement à l’art de Kundera, très loin d’un XXe siècle français hanté par l’écriture flamboyante de Proust ou de Céline (qu’il aura lui-même fait traduire en tchèque). Peu porté à ces sophistications d’écriture, Kundera qu’il faudrait plutôt rapprocher de Kafka – démontre que l’invention du romancier peut se déployer dans une langue claire, attentive d’abord aux situations, aux personnages, aux idées. Loin de réduire la littérature à l’élaboration d’une langue, il exerce sa magie dans l’agencement des histoires et dans cette « composition » menée avec une virtuosité sans égale, jusque dans son dernier roman, La Fête de l’insignifiance. Son style dépouillé n’en est pas moins si personnel qu’il peut se traduire, presque mot à mot, dans n’importe quelle langue.
Pour ces raisons et pour beaucoup d’autres, l’art de Kundera a pu toucher dans le monde entier un immense public, mais aussi marquer notre jeune (alors) génération d’écrivains qui découvrait dans La Plaisanterie, Le Livre du rire et de l’oubli, l’Immortalité ou l’Art du roman une autre voie que celle enseignée par nos manuels scolaires à la remorque de l’avant-gardisme français : une littérature plus vivante, drôle, curieuse du monde.
À cet instant je revois la grande silhouette de Milan, toujours disponible pour ses proches, quand bien même il était réputé « inaccessible ». C’était un homme plein d’humour qui détestait la grandiloquence. Son pessimisme se mêlait à une forme d’ironie bienveillante et j’entends encore sa voix me répondre, si je me sentais déprimé : « C’est que tu commences à devenir raisonnable ! » Il avait le culte de l’amitié et donnait toujours l’impression qu’on parlait d’égal à égal, quand bien même il se situait très au-dessus de nous. C’est ainsi que, régulièrement, on déjeunait entre « copains », pour évoquer nos proches, le monde qui changeait, notre travail d’écrivain, ou la sortie d’un prochain livre pour laquelle il se montrait toujours attentif.
L’été, on s’en allait, avec Vera au volant, lui toujours à côté d’elle, pour explorer les campagnes, les rivières et les restaurants du Boulonnais, où ils passaient une partie de l’année, face à la mer, où les rejoignaient leurs amis. Parfois je les appelais de République tchèque (où ils n’allaient plus mais à laquelle ils restaient liés, chacun à sa façon) pour leur raconter mon voyage au pays de leurs souvenirs où, quarante ans plus tôt, Vera tapait les premiers fragments de La Plaisanterie. Elle a voulu, voilà quelques mois, que les archives de Milan soient rassemblées à la bibliothèque de Brno, sa ville natale. On pourra désormais y retrouver son œuvre, ses innombrables traductions, mais aussi ses dessins pleins de fantaisie et quelques souvenirs personnels (les rares qu’il n’a pas souhaité détruire), au cœur de cette Europe centrale dont il a si magnifiquement parlé, avant de devenir le plus glorieux Français d’adoption.■