Benoît Duteurtre « Réprimons les pas inclusifs » Par Marin de Viry dans Revue des Deux Mondes du 10 mars 2022

Littérature

Réprimons les pas inclusifs

Par Marin de Viry

 

Imaginez : c’est une petite ville dans laquelle Anne Hidalgo occuperait le siège de maire, Sandrine Rousseau serait procureur de la République, et Alice Coffin le chef de la police. C’est tellement horrible que ça en devient drôle. C’est dans ce genre de configuration politique que Benoît Duteurtre a placé la ville de son Dénoncez-vous les uns les autres, sa nouvelle sotie drôle et glaçante à la fois. La maltraitance politique municipale est un sujet qui lui tient à cœur : elle s’était déjà déployée dans Les Dents de la maire, calme libelle où la bêtise et la méchanceté prenaient naturellement, sous sa plume indignée et précise, leur place dans le camp du Bien municipal parisien pour y multiplier les obstacles au bien-être des habitants. Dans son nouveau récit, les citoyens de la petite ville sont censés être les rouages bien huilés d’une économie circulaire, les enjoliveurs enthousiastes d’une utopie urbaine verte, les vecteurs zélés d’une posture morale collective courte et béate. Celle-ci s’exprime notamment dans la lutte contre les brutes du vieux monde, qui manifestent des opinions « discriminantes » (et peu importe qu’une opinion soit par nature discriminante). Pas inclusifs, s’abstenir de vivre.

Dans ce paysage de gauche, Mao, boomer progressiste qui prénomme son fils Barack et préside aux destinées de la politique culturelle de la ville, croyait pouvoir s’épanouir. C’était sans compter que son existence de mâle carnivore hétérosexuel avait quelque chose d’intrinsèquement criminel, dans ce monde nouveau. La patrouille est vigilante, et c’est par le biais d’un mail anonyme que sa vie sociale va basculer : de collaborateur tiède du régime, il devient mis en cause dont la culpabilité ne fait de doute pour personne. Il est accusé par une victime anonyme d’un crime d’autant plus grave qu’il est vague, et qui va mettre en route la machine à annuler la présence des déviants sur terre. Mao en prendra plein la gueule, en bonne figure de l’ancien progressiste éliminé par les nouveaux.

« Le principe d’organisation de cette ville moyenne : tout ce qui est bon et naturel est interdit. »
C’est un festin sucré-amer que de suivre les péripéties de cette sotie et d’en découvrir les personnages brossés à grands traits : le jeune mâle qui refuse de coucher avec sa petite amie parce qu’il vient d’être majeur et qu’elle est encore mineure, le théâtreux couard et vain enrôlé par la politique pénale pour mettre en scène l’humiliation rédemptrice d’un condamné pour pas grand-chose, le vieil épicurien qui attend la mort barricadé dans le décor de son bonheur passé, et toute la petite bande des collaborateurs de la terreur justicière. Le principe d’organisation de cette ville moyenne : tout ce qui est bon et naturel est interdit. Le mécanisme est simple : tout ce qui est bon est requalifié en mauvais – si on en jouit, c’est qu’on en jouit aux dépens des autres –, et tout ce qui est naturel est considéré comme culturel – on dit que c’est naturel, mais c’est pour mieux cacher que c’est sournoisement au service de ses intérêts patriarcaux. Avec ça, on est à peu près sûr de faire rater la vie des autres ; c’est un peu le but, car dans cette cité où les principes sont inexorables, les minables sont à la manœuvre.

Dans ce petit univers, le respect infini que nous devrions à l’autre nous interdirait ce que l’on appelait au XVIIIe siècle un « transport », comme par exemple se jeter pacifiquement sur une personne qu’on désire pour lui demander de nous embrasser. Ou exprimer une idée spontanée. Ou être de quelque part, d’une famille, d’un milieu, d’un goût, d’une époque, et l’exprimer. Non : ce qui est juste, c’est la méfiance immanente et permanente, de soi et des autres. C’est un régime totalitaire, de type monstre gentil, collant, huileux, une sorte de Genève de la réforme, avec une touche enfantine : on espionne la manière dont son voisin trie ses déchets, et on le dénonce, mais dans une ambiance de pogrom ludique. Les deux figures majeures de ce monde : l’ours en peluche et le juge d’application des peines. On prie avec Duteurtre : que Dieu nous garde des bien-pensants ! Mais on craint avec lui qu’à la fin du progrès moral, plus personne ne soit vivant.

Dénoncez-vous les uns les autres, de Benoît Duteurtre, Fayard, 2022, 198 p., 18€.

 

Source : https://www.revuedesdeuxmondes.fr/reprimons-les-pas-inclusifs/

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