

jeudi 29 septembre 2022 LE FIGARO
L’ÉVÉNEMENT Littéraire
Il y eut quelque chose d’effréné, une fièvre de dépense, de jouissance et d’entreprise, une intolérance de toute règle, un besoin de nouveauté allant jusqu’à l’aberration, un besoin de liberté allant jusqu’à la dépravation,
LE DÉBUT DES ANNÉES FOLLES VU PAR LÉON BLUM DANS « À L’ÉCHELLE HUMAINE» (1945)
«Une culture du divertissement au plus haut sens du terme »
Dans un passionnant « Dictionnaire amoureux de la Belle Époque et des Années folles », Benoît Duteurtre fait l’inventaire érudit et joyeux des continuités et ruptures artistiques entre l’avant et l’après-guerre.

PROPOS RECUEILLIS PAR SÉBASTIEN LAPAQUE slapаque@lefigaro.fr
LE FIGARO. – Les historiens font souvent commencer la Belle Époque en 1889, avec la construction de la tour Eiffel, et la referment en 1914, au moment du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Le connaisseur des écrivains et des artistes du second Empire n’est-il pas tenté de rattacher à la Belle Époque quelques moments de la fête impériale? Benoît DUTEURTRE. – C’est vrai : nombre des traits caractéristiques de la Belle Époque sont en germe sous Napoléon III : comme cette loufoquerie des opérettes d’Offenbach qui préfigure Alphonse Allais et les Arts incohérents. Et le grand mouvement novateur dans les arts avec l’impressionnisme, mais aussi Flaubert et Baudelaire. Pour autant, la décennie 1870-1880 marque une profonde rupture, avec la guerre, l’invasion, la Commune, les conflits politiques et le redressement national. Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour qu’émergent à nouveau une forme de prospérité, d’hédonisme, et un esprit d’invention dont témoignent aussi bien les Expositions universelles que les mouvements artistiques : le symbolisme, le fauvisme ou encore le Prélude à l’après-midi d’un faune, qui, en 1894, inaugure un nouveau monde musical.
Étrangement, la Première Guerre mondiale, la révolution bolchevique et ce que l’historien George L. Mosse a nommé « la brutalisation des sociétés européennes » ne vous font pas clore définitivement l’époque que vous étudiez. Croyez-vous vraiment qu’il y a eu autant de légèreté, de joie et de confiance dans l’avenir au cours des années 1920 que dans les années 1900 ? Les Années folles, par maints aspects, prolongent l’esprit des années 1900. Debussy voulait se débarrasser du romantisme, Apollinaire regardait la littérature comme un jeu. Cette culture du divertissement, au plus haut sens du terme, se retrouve après-guerre avec le groupe des Six, la peinture de Matisse ou de Fernand Léger, et jusque chez Dada, où se croisent Picabia, René Clair et le vieil Erik Satie. Quant au théâtre, la même passion du vaudeville culmine dans les années 1900 avec le grain de folie de Feydeau, puis atteint de nouveaux sommets après 1920 avec le génie de Guitry. La guerre est une blessure profonde et irréparable mais elle n’a pu briser certaines continuités, et l’on retrouve de part et d’autre les mêmes grandes figures : Picasso, Stravinsky, Gide, Proust…
Une entrée de votre dictionnaire est consacrée au « néoclassicisme». Vous semble-t-il que l’esthétique de la Belle Époque est marquée par l’anti romantisme? Voire par une quête de la lumière du Midi opposée aux brumes du Nord ? C’est Nietzsche qui a pressenti ce renouveau méditerranéen quand il a opposé Bizet à Wagner et vanté le «ciel méridional ». Pour beaucoup d’artistes de la Belle Époque, le Sud permet d’en finir avec l’influence allemande prédominante tout au long du XIXe siècle. Debussy veut voir dans Wagner un coucher de soleil, tandis que le jour se lève dans Daphnis et Chloé de Ravel ou les paysages méditerranéens de Signac. S’y ajoute le courant de l’hellénisme, particulièrement en France sous l’influence de Maurras, qui place la Grèce, mais aussi la Provence au cœur de sa pensée. Pour autant, le « néoclassicisme » caractérisera surtout les Années folles par cette volonté de mêler le langage moderne et les formes anciennes : quand Claudel adapte pour Darius Milhaud les tragédies antiques, que Picasso peint ses grands corps sculpturaux, et que les compositeurs renouent avec le concerto en trois mouvements.
Vous êtes également musicologue et animez sur France Musique l’émission « Étonnez-moi Benoît », qui a fêté ses 20 ans d’antenne en 2019. Cela fait cinquante ans que des pages entières de musique ont été tirées de l’oubli par les passionnés du baroque. Existe-t-il aujourd’hui autant de redécouvertes à faire dans les partitions des années 1910, par exemple chez Isaac Albéniz, Déodat de Séverac, Frederic Mompou, musiciens de la «présence lointaine » qu’aimait tant Vladimir Jankélévitch, et chez d’autres encore, comme Reynaldo Hahn? Il faut se rappeler que la France apparaissait au début du XXe siècle – fait unique dans son histoire – comme «le » grand pays musical, attirant les compositeurs du monde entier. Depuis les années 1960, un mouvement inverse s’est produit, la France oubliant ce vaste répertoire à l’exception de Debussy, Ravel, Fauré, Satie et Poulenc. Souvent par ignorance, les orchestres ne programment plus Roussel, Ibert, Milhaud, Schmitt ou les compositeurs de l’École de Paris. La musique de chambre s’en sort mieux car elle exige moins de moyens et les chanteurs connaissent encore les mélodies de Reynaldo Hahn. Mais il faudrait monter aussi ses ballets, concertos, opéras et opérettes. Pour lui comme pour ses contemporains, l’effort à accomplir reste immense!

Frivolité d’un siècle d’or
À la Sorbonne, Jules Michelet a un jour commencé son cours par cette boutade : « Le Grand Siècle, messieurs, je veux dire le XVIIIe… » On pourrait s’amuser de la sorte à propos d’une « belle époque » qu’on décalerait d’un bon demi siècle… La Belle Époque, entendez la fin des années 1950 à Saint-Germain-des-Prés, quand Juliette Gréco était la muse d’Henri Michaux, Raymond Queneau et Jacques Prévert, que Pierre Seghers écrivait des chansons pour Léo Ferré, que Boris Vian jouait de la trompette, que François Truffaut tournait les Quatre Cents Coups, que l’abstraction lyrique révolutionnait la peinture et que «le retour du Général » ouvrait à la patrie des chemins nouveaux.
Les historiens ont souvent démontré que les notions d’«âge d’or», de «jours heureux » et d’« années glorieuses », ces folles et obsédantes rêveries des cultures européennes depuis l’Antiquité, étaient à la fois subjectives et rétrospectives. Benoît Duteurtre assume cette double qualification dans le volume qu’il publie aujourd’hui. Un livre qui aurait pu s’intituler Dictionnaire amoureux de ma Belle Époque et de mes Années folles. Non qu’il ignore les pans d’ombre du moment qu’il célèbre. Évoquant l’Affaire Dreyfus, l’arrière-petit-fils du président René Coty rappelle qu’elle s’est bien terminée. Mais cet admirateur de Marcel Proust et de Reynaldo Hahn ne cherche pas, à propos d’Édouard Drumont, à dissimuler ce que l’antisémitisme eut de pourrissant et de pourrisseur dans la France de Félix Faure, le « Président-Soleil » à qui fut adressée la lettre intitulée « J’accuse…! » publiée par Émile Zola en première page de L’Aurore en 1898. Cette année-là, André Gide publiait Philoctète ou le Traité des trois morales dans La Revue blanche, Paul Signac peignait Saint-Tropez en style pointilliste, les Bouffes-Parisiens donnaient la première représentation de Véronique d’André Messager et l’architecte Hector Guimard achevait l’édification du Castel Béranger dans le 16e arrondissement de Paris.
Flâneur des deux rives dans les pas de Guillaume Apollinaire, Benoît Duteurtre retient plutôt les édicules du métro parisien dans l’œuvre du maître de l’Art nouveau. Son Dictionnaire amoureux de la Belle Époque et des Années folles faisant à la fois l’inventaire des continuités et celui des ruptures entre les années 1889-1914 et les années 1920, il explique, dans un article intitulé «Art nouveau/Art déco », de quelle manière les formes géométriques et le dépouillement décoratif du Théâtre des Champs-Élysées ont inauguré, en 1913, un mouvement de réaction contre l’Art nouveau qui
a culminé en 1925 avec l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes organisée aux abords des Grand et Petit Palais, ouvrages emblématiques de la période précédente.
Tout l’intéresse
Cherchant à comprendre d’où lui vient sa fascination pour le confluent des XIXe et XXe siècles, le romancier évoque sa naissance, au Havre, en Normandie, sa découverte des livres de Maurice Leblanc, l’architecture balnéaire de la côte, son goût pour les mélodies légères et les parodies loufoques. Littérature, peinture, couture, musique, architecture, dessins de presse : tout l’intéresse.
Dans son dictionnaire, qui fait la part belle aux écrivains et aux artistes, avec dix pages éblouissantes consacrées à Claude Debussy, on trouve des entrées «gares », «bicyclette », «classe ouvrière » ou «faits divers »
Benoît Duteurtre aurait pu évoquer le sentiment étrange que procure aujourd’hui le spectacle d’un monde en paix. Dans La Grande Transformation, l’économiste austro-hongrois Karl Polanyi soulignait jadis cette chose généralement oubliée : « Au XIXe siècle s’est produit un phénomène sans précédent dans les annales de la civilisation occidentale : les cent années de paix, de 1815 à 1914. Mis à part la guerre de Crimée – événement plus ou moins colonial -, l’Angleterre, la France, la Prusse, l’Autriche, l’Italie et la Russie ne se sont fait la guerre les unes aux autres que dix-huit mois au total. » En y songeant, Benoît Duteurtre, rédigera peut-être une entrée « Parti de la paix » ou « Équilibre des puissances » pour la prochaine édition de son livre – afin de dire pourquoi la Belle Époque a des raisons sans cesse nouvelles de susciter la nostalgie.
S.L.
