« Ma non-rentrée littéraire » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1335 du 13 au 19 octobre 2022

Carte blanche

PAR BENOÎT DUTEURTRE

Ma non-rentrée littéraire

La fameuse « rentrée littéraire » a un côté rentrée des classes qui m’a toujours déprimé. Les vacances sont finies, les feuilles des marronniers roussissent, les écrivains se retrouvent pour entamer une course dont quelques-uns sortiront gagnants, couronnés de prix et de succès. Les maisons d’édition alignent leurs écuries d’auteurs, tous affublés du même visuel publicitaire, comme les maillots d’une équipe sportive. Beaucoup de romans, pour être parus à cette date et n’avoir pas émergé du lot, resteront dans l’obscurité pour toujours. Quant à moi, j’ai tendance à penser que les bons livres se cueillent au printemps comme en automne et méritent de passer l’hiver. C’est pourquoi j’aimerais, en cette saison des prix, célébrer deux magnifiques romans parus hors de la grande vague: la Robe, de Jérôme de Verdière, et le Temps des loups, d’Olivier Maulin (parus en mai et en septembre). Ils présentent des qualités devenues rares dans le roman français, car voici deux oeuvres de vraie fiction (à rebours des souvenirs, biopics et autres autofictions qui tiennent le terrain) et deux livres très drôles (à rebours des humeurs sombres, des douleurs et des vengeances qui occupent, jusqu’à l’excès, notre vie éditoriale).

Olivier Maulin est le grand romancier de la France périphérique. Non pas sur le mode de la protestation, mais au gré d’aventures loufoques jouées par des paumés hauts en couleur qui se lancent malgré eux dans d’extravagantes croisades. Le Temps des loups a pour toile de fond le paysage vosgien, cher à Maulin et déjà présent dans les Évangiles du lac (où des punks montagnards arpentaient la forêt à la recherche de lutins) et dans La fête est finie (où une bande de déclassés reconstituaient une principauté indépendante). Dans ce nouveau récit, les trois frères Grosdidier, héritiers d’une ferme où ils dépérissent (l’un trop paresseux, l’autre trop rêveur, le troisième trop résigné), se lancent dans un projet d’enlèvement d’une starlette américaine au Salon du livre d’Épinal. Mais ils se trompent de victime et se retrouvent, en compagnie de la jeune Blanche, entraînés dans une aventure où l’on croisera un colonel en chaise roulante prêt à retourner au front, ou encore « Gorin le Lorrain », un adolescent qui se prend pour un chevalier. Par le mouvement secret de la « franc-bûchonnerie », tous vont bouleverser l’ordre de cette petite ville en bordure des forêts enneigées où les loups sont de retour. Maulin possède un sens du dialogue et un goût des gueules digne d’un Michel Audiard en version postmoderne. D’autres livres ont montré la diversité de ses qualités d’écrivain, mais il revient à sa veine populaire avec ce Temps des loups, édité au Cherche Midi dans la collection « Borderline ».

Chez le même éditeur, la Robe (déjà saluée par David Desgouilles sur marianne.net) est une comédie plus intimiste dont l’action dure le temps d’une soirée. On se croirait parfois dans le fameux Dîner de cons en lisant cette histoire d’un mec qui rentre chez lui et auquel sa femme offre une robe. Il croit à une plaisanterie, mais elle le prie, très sérieusement, de mettre ce vêtement pour un dîner entre amis. Comme il n’a aucune envie d’enfiler cette robe, elle s’étonne qu’il fasse tant d’histoires pour une demande aussi banale. Dans ce premier roman, Jérôme de Verdière – par ailleurs animateur de « La revue de presse » de Paris Première – tire les conséquences de son idée initiale avec une maîtrise admirable, comme Marcel Aymé dans ses nouvelles. Les discussions sur le fait de porter ou non la robe deviennent surréalistes, puis ravivent les conflits ordinaires d’une vie de couple. Quand, enfin, surviennent les amis qui ne comprennent pas, eux non plus, pourquoi Jean-Pierre refuse de mettre une robe, le personnage se sent de plus en plus décalé dans la quatrième dimension. Tout le sel du récit tient dans son incapacité à « adhérer à l’inexorable marche du monde vers le bien », bien plus savoureuse qu’une dénonciation en règle de la pensée woke. Il apporte ainsi ce rire bienfaisant qui manque trop souvent dans la production littéraire.

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