Carte blanche
PAR BENOÎT DUTEURTRE
Dernières nouvelles du franglais
Une petite blessure se produit dans mon oreille, chaque matin, tandis que je bois un café en écoutant les informations. Déroulant le programme du journal, le présentateur emploie continuellement le mot « in’terview », en insistant sur le « in’ », à l’anglaise. D’une émission à l’autre, la plupart des jeunes journalistes ont pris cette habitude à laquelle s’opposent quelques interlocuteurs plus âgés qui continuent à prononcer à la française ce terme francisé depuis longtemps: ainterviou… Cette phonétique française fait d’ailleurs référence dans les dictionnaires, pour le mot comme pour ses dérivés (comme le verbe « interviewer », que nul ne se risque encore à prononcer in’terviewer). D’où mon agacement devant ces rafales d’in’terviews, comme s’il était plus naturel de prononcer les mots anglais à l’anglaise.
Certes, les langues ont toujours assimilé des termes étrangers; mais ceux-ci épousent les règles et la diction de leur langue d’adoption. Que je sache, on ne prononce pas davantage « bridge », « tennis », « football », avec l’accent anglais qu’on ne prononce à l’allemande les noms de Beethoven ou de Mozart… L’inverse est également valable, et les innombrables emprunts au vocabulaire français dans la langue anglaise se prononcent à l’anglaise ou à l’américaine, sûrement pas à la française. Quant aux termes russes, chinois ou japonais, nous les francisons d’autant plus que nous ignorons, pour la plupart, les règles de ces langues et leur prononciation.
On dira que je m’attarde à des détails sans importance, mais ces évolutions minuscules s’ajoutent les unes aux autres. Devenu omniprésent dans nos existences par le biais de l’informatique, du cinéma, de la chanson ou des affaires, l’anglais est la seule langue à bénéficier de cette exception selon laquelle il faudra désormais la prononcer en VO. D’un côté, nous multiplions les emprunts au vocabulaire anglo-américain sans même les traduire, même lorsqu’ils ont un équivalent: running pour course à pied, challenge pour défi, Task Force pour force d’intervention, crash, care… Les experts y recourent avec gourmandise pour évoquer le moindre phénomène contemporain, comme si l’anglais était le vocabulaire de référence pour expliquer la société moderne. D’autre part, les mêmes commentateurs mettent un point d’honneur à employer la prononciation originale – quitte à rendre à l’anglais des termes devenus français depuis longtemps, comme « in’terview ». Il ne s’agit plus, alors, d’assimiler des éléments de vocabulaire pour les franciser ou les angliciser, mais plutôt de laisser la langue anglo-américaine se diffuser telle quelle à l’intérieur des autres. Ce mélange finit par produire un sabir sans véritable unité, tel celui que pratiquent certains Maghrébins en mélangeant l’arabe et le français. C’est parfois joli et souvent pratique, mais ce n’est plus exactement une langue – surtout quand s’y ajoutent d’autres complications, comme les usages tarabiscotés de l’écriture inclusive.
Pis encore, j’entends parfois, dans ces mêmes bulletins d’information, des journalistes prononcer à l’anglaise des noms allemands ou des noms russes – comme si cette accentuation se prêtait par défaut à toutes les langues qu’on ignore. Il est vrai que les reporteurs des chaînes d’information ont pris l’habitude de travailler presque exclusivement en anglais, même pour interroger des supporteurs de football hollandais ou des opposants syriens. Alors, oui, je coupe probablement les cheveux en quatre, comme je le faisais déjà voici quelques années en entendant les chroniqueurs sportifs nous parler avec volupté de « Rodjeur » Federer: prononciation erronée pour un citoyen de Suisse romande dont le prénom se prononce Roger, comme Roger Hanin. On avait l’impression que ces locuteurs rêvaient de gommer le côté franchouillard de « Roger », quand « Rodjeur » nous plongeait dans la modernité mondiale à consonance anglophone. J’ai vu pourtant ce grand sportif, dans un reportage de ses jeunes années, se désigner lui-même comme « Roger », à la française, ce qui ne semblait pas le blesser en un temps où même le nom de l’acteur Roger Moore se prononçait ainsi : car tel était l’usage illustrant le génie et la diversité des langues… de plus en plus balayés par l’anglicisation généralisée!