« À nous de vous faire détester le train » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1333 du 29 septembre au 5 octobre 2022

Carte blanche

PAR BENOÎT DUTEURTRE

À nous de vous faire détester le train

Les générations futures s’y habitueront peut-être. Quant à moi, je m’étonne encore, lorsque j’achète un billet de train, de devoir indiquer mon nom, mon adresse et ma date de naissance. Dans un passé proche, on pouvait emprunter la plupart des lignes – hors TGV – en prenant un coupon sur de petits automates. Il suffisait d’indiquer sa destination pour grimper dans n’importe quel train à la dernière minute. C’était le côté pratique d’un « service » adapté à la vie quotidienne et à ses imprévus, permettant au citoyen de voyager simplement et anonymement. Aujourd’hui, le remplacement des vieilles rames, sur ces lignes longtemps délaissées, va de pair avec la généralisation de la réservation obligatoire. En même temps qu’on affuble nos trains de noms d’oiseaux (Téoz, Omneo, Régiolis), chaque usager doit se soumettre à un questionnaire téléphonique ou à un exercice informatisé – avec ce qu’il faut de mots de passe et d’espaces personnels – qui transforment l’achat d’un billet en chemin de croix: patienter sur les serveurs, crier des mots comme « billet» ou « pro », décliner son identité, son adresse électronique, puis, enfin son itinéraire. Un Paris-Hyères, par exemple: « Ah non, désolé! rétorque aimablement le vendeur. Je ne peux vous fournir le billet que jusqu’à Toulon, parce qu’après c’est du TER.»

J’avais oublié ce point. Désormais, la SNCF ne vend plus que des billets TGV ou Intercités. Les trains régionaux sont passés sous un autre régime, avec pour conséquence une billetterie séparée passant par ses propres sites, abonnements et services téléphoniques. Il me faudra donc d’abord finaliser l’achat d’un Paris-Toulon. Pour payer, le vendeur m’enverra sur une autre plate-forme, où je devrai entrer mon numéro de carte de crédit et appuyer plusieurs fois sur la touche #. Après quoi, je rechercherai sur Internet le service TER qui délivre les billets pour la région Paca afin de compléter mon itinéraire Toulon-Hyères, auquel j’aurai consacré une demi-journée.

Ainsi vont les contradictions d’une époque qui, d’un côté, prétend nous encourager à prendre le train et, de l’autre, fait tout pour nous en empêcher. Les responsables politiques pressés de sauver la planète souhaitent moins d’automobiles et plus de chemins de fer. La SNCF fait de ses vertus vertes un argument publicitaire. On relance des trains de nuit, on parle de rouvrir des petites lignes. Mais, dans le même temps, on rend l’accès à ce moyen de transport de plus en plus compliqué: avec ses réservations chronophages qui obligent à tout anticiper, ses procédures d’annulation coûteuses, ses tarifs variables auxquels personne ne comprend rien, sa segmentation des plates-formes d’achat selon les types de trains; mais aussi avec l’étiquetage obligatoire des bagages, la suppression fréquente de rames aux heures creuses, leur remplacement par des autocars, les trains à bas coût dotés de leur propre système de réservation, l’interdiction d’accéder au quai deux minutes avant le départ, etc. De quoi décourager ceux qui aimeraient simplement, dans leur vie quotidienne, emprunter le train sans tout planifier, comme on prend le métro ou l’autobus.

Tous les choix stratégiques accomplis par la SNCF depuis les années 1980 sous la tutelle de l’État ont, en réalité, contribué à liquider le principe même d’un grand service ferroviaire, susceptible de remplacer la voiture par sa régularité, son accès facile, son offre abondante et régulière. Le système de réservation mis en place avec le développement du TGV fit apparaître les premières complications avec ses fameux automates Socrate; le découpage de la SNCF en une quantité de marques obéissant à des règles différentes a conduit à délaisser la synchronisation des horaires et des correspondances; le train s’est transformé en avion sur rail, avec ses nouvelles gares aux allures d’aéroports, ses procédures d’« embarquement », ses annonces pléthoriques avant le départ énoncées par le « chef de bord », et, désormais, l’association de chaque billet à une date de naissance et à une identité… «À nous de vous faire préférer le train », proclame la SNCF. Elle ne s’en applique pas moins à le rendre détestable, malgré les avantages qu’il conserve sur les autres moyens de transport!

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