« Incroyable » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1337 du 27 octobre au 2 novembre 2022

Carte blanche

PAR BENOÎT DUTEURTRE

Incroyable

Préoccupé par le conflit des boomeurs (dont je suis) et de la jeune génération (dont je fus), j’ai décidé de jeter des ponts en invitant mon neveu à déjeuner. À 18 ans, il mesure dix centimètres de plus que moi et porte une tignasse qui le grandit encore mais qu’il dissimule sous une capuche, genre voyou – apparemment le comble du chic, tout comme ce jogging et ces chaussures sportives de marque. Il est en tout cas sympathique, souriant, et semblait heureux que son vieil oncle ait pensé à l’inviter. Pourtant, il a réussi d’emblée à me vexer en contemplant – du moins, je le croyais – ce trésor qui recouvre les murs de mon appartement: des milliers de livres et de disques accumulés au fil du temps, comme un prolongement de ma vie et de mes passions, soigneusement classés par époque et par genre. Après avoir observé longuement cette collection dont je suis si fier et qui m’a coûté tant d’économies, il a prononcé son verdict: « Quand je pense que tout ça pourrait tenir sur un disque dur! »

Regardant devant lui, il n’a pas vu ma mine déconfite, où il aurait pu discerner tout à la fois ma tristesse devant son indifférence face à ces chefs-d’œuvre de la musique et de la littérature, mais aussi mon humiliation, parce qu’il avait deviné que tous ces objets me prennent bien trop de place, en plein Paris, où ils dévorent sans relâche de précieux mètres carrés. Pis encore, j’ai moi-même pris l’habitude de glaner les morceaux que j’ai envie d’écouter sur Deezer ou Spotify au lieu de les rechercher dans ma somptueuse discothèque. Sa remarque, soudain, soulignait la vanité de cette accumulation matérielle en un siècle où des nuages conservent la totalité du savoir humain!

Quand nous sommes passés à table et qu’il a découvert la carcasse fumante d’un poulet fermier, mon neveu a fait la grimace, me priant d’ôter de sa vue ce spectacle insupportable. Je ne mange pas d’« animal mort », a-t-il ajouté, désespéré par le destin de ce poulet libre qui, sans mes instincts cruels, aurait j pu vivre sa vie de famille ou d’aventurier. Presque honteux, je me suis découpé en silence un morceau de cuisse sous ce regard qui me dévisageait comme si j’étais un écorcheur du Moyen Âge. Puis j’ai mâché discrètement la délicieuse volaille rôtie tandis que mon neveu bougonnait en se servant quelques pommes de terre. Plus tard, dans l’après-midi, en sortant de l’exposition qu’on avait décidé d’aller voir ensemble, il m’a expliqué qu’il se trouvait en « mode appétit » et s’est arrêté pour acheter un hamburger, dont la forme ronde et les ingrédients transformés – viande hachée comprise – ne semblaient pas éveiller chez lui la terreur morbide qu’avait provoquée ce poulet gisant sur un plat. Comme si la viande des McDo, KFC et autres industriels de l’agroalimentaire appartenait à une catégorie différente du véritable animal qu’on traque dans les forêts et qu’on découpe dans les boucheries.

Mon neveu dit à tout bout de champ « incroyable ». Il a trouvé le beau temps incroyable, l’exposition incroyable, et il m’a parlé des derniers films, matchs et autres événements qui l’avaient passionné ces derniers mois en les affublant également du terme « incroyable ». Ce nouveau superlatif a la même sonorité enthousiaste et vide de sens que tous ceux qu’employaient les générations précédentes: « génial », « fantastique », « super », « extra », « trop » et j’en passe. Quand on lui demande quelque chose, mon neveu ne répond jamais « oui », mais il vous adresse un aimable sourire agrémenté de l’expression « pas de souci » – comme s’il convenait de répondre par la négative en évoquant des problèmes qui ne se poseront pas… Je pourrais relever maints autres détails pour comprendre la pensée de ce jeune homme qui ne m’a pas semblé trop déchaîné sur les questions de sexe, de genre, de personnes racisées et autres fervents combats de la jeune génération. Tout juste m’a-t-il annoncé qu’il serait en grève à son lycée, le mardi suivant. Comme je lui ai demandé à quelle lutte sociale ou sociétale il entendait ainsi participer, il m’a répondu protester « contre la réforme des retraites » – la sienne pointant son nez à l’horizon 2070. Quand je lui ai dit « au revoir », il a répété « pas de souci ». Après quoi, il a enfourché un Vélib’ et filé comme un mystérieux bolide.

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