Fiction – Nouvelle inédite – « Harcèlement » de Benoît Duteurtre dans Marianne du 30 juillet 2011

 Quand nous avions parlé de ma maison de campagne, quelques semaines plus tôt, je m’étais risqué à d’imprudentes propositions : « Si tu passes par les Vosges, cet été, téléphone-moi. » Je savais parfaitement que, sitôt arrivé, je n’aurais plus aucune envie d’être dérangé. Mais, dans des élans d’enthousiasme, j’avais encore cette faiblesse de m’imaginer en être social !

 C’est seulement quand le téléphone a sonné, troublant le bruit de la rivière et le cours de ma lecture, que j’ai compris mon erreur. On était le 10 juillet ; les vacances commençaient ; or Doris se trouvait déjà dans les environs de Colmar, prête à franchir le col de la Schlucht. Pis encore, elle était accompagnée de son fils de 10 ans et s’exclama joyeusement :

 – On visite l’Alsace avec Théo ; hier on a passé la nuit à Strasbourg. Maintenant on ne doit plus être loin de chez toi.

 Elle avait tout prévu : y compris un confit et quelques bouteilles achetés dans un village du Haut-Rhin. Il ne me restait plus qu’à tenir ma promesse.
Une heure plus tard, son 4×4 s’engageait sur le chemin de la maison. Petite, frêle, mondaine, parisienne, Doris adore conduire cet énorme char d’assaut – y compris pour transporter son gamin à l’école ou faire ses courses rue du Cherche-Midi. Au cœur des Hautes Vosges, le véhicule semblait mieux adapté. Elle descendit le marchepied comme un lutin sauterait d’un tracteur, avant d’avancer vers moi, radieuse en robe d’été sous sa chevelure blonde frisottée.

 Doris ne manque pas de charme. C’est même une femme ravissante, d’autant plus exquise envers moi que je ne cherche pas à la séduire. Modérément attiré par le beau sexe, j’ai souvent remarqué que cette retenue exerce une irrésistible attraction – comme si chacune voulait se persuader qu’elle peut me faire franchir certaines limites. Pour l’heure, j’accomplissais le tour du propriétaire, afin de lui montrer cette merveilleuse vallée, l’horizon de forêts, le torrent qui coulait un peu plus bas, l’intérieur du chalet et sa vaste cheminée. Doris semblait réellement enchantée malgré les cris de Théo, 10 ans, désireux qu’elle le conduise illico sur la piste artificielle de bobsleigh au col de la Schlucht. En vraie maman moderne, simulant l’autorité, elle répondait patiemment : « Non, mon chéri, plus tard ! » – ce qui, chaque fois, déclenchait une crise de rage supplémentaire. Au bout d’un quart d’heure, elle accomplit sa soumission en remontant au volant du 4×4. Tout en les voyant s’éloigner, je songeai que Théo, probablement, la contraindrait à louer le matériel le plus cher ; puis qu’elle attendrait patiemment au bas de la piste en plastique, tandis qu’il dévalerait la montagne en hurlant ; après quoi il se lasserait très vite et ordonnerait à sa mère de le ramener à la maison.

 La soirée fut agréable. Doris, pendant le dîner, me raconta les dernières anecdotes de son magazine féminin. Elle m’informa de son procès avec le père de Théo, décidément « irresponsable ». Tout en l’écoutant, je me rappelais comment elle s’était jetée sur lui, quelques années plus tôt, lorsqu’elle voulait avoir un enfant. Mais le confit était bon ; le feu dans la cheminée réchauffait la fraîche nuit montagnarde. Seule la voix du monstre qui avait inventé un jeu nouveau, consistant à tourner autour de la table en poussant des cris d’Indien, commençait à m’exaspérer ; et le ton de sa mère pour lui dire « Moins fort, mon amour » ne manquait pas de l’exciter davantage. Il finit heureusement par se jeter sur un jeu vidéo qui nous permit de boire une dernière mirabelle puis d’écouter le torrent à la nuit tombée avant de prendre dans nos chambres un repos mérité.

Doris, au téléphone, avait clamé son désir de « grandes balades en montagne ». Le lendemain, elle enfila sa paire de chaussures achetées à Paris, au Vieux Campeur. Nous venions de gravir le raccourci qui grimpe derrière la maison pour rejoindre le sentier de randonnée lorsqu’elle s’interrompit brusquement, liquéfiée par l’effort. Elle me regarda en soufflant : elle préférait rentrer.

 – Mais nous n’avons pas encore commencé ! m’exclamai-je

 – Moi, je veux visiter la Montagne des singes ! insistait Théo en s’accrochant à son bras.
La lutte était inégale. Un quart d’heure plus tard, nous grimpions tous trois dans le 4×4, en direction de cette attraction pour les familles. De retour au village, en fin d’après-midi, j’insistai quand même pour faire découvrir à Doris le petit lac de la Combe, à dix minutes à pied. Elle préféra me suivre dans son véhicule tout terrain, penchée sur le volant où j’apercevais sa tête frisottée, appliquée à éviter les embûches du chemin. Le drame survint la nuit suivante, après la framboise dégustée au coin du feu, tandis que Théo venait enfin de s’écrouler. Je dois dire, rétrospectivement, que j’aperçus bien quelque chose d’étrange dans le regard de Doris au moment de lui dire bonsoir. Mais je n’y prêtai pas davantage attention et m’endormis paisiblement. Par la fenêtre entrouverte hululaient des oiseaux de nuit. Ils se mêlaient à présent, dans mon sommeil, à une porte qui grinçait tandis qu’une voix féminine susurrait :

 – C’est moi.

 Entrouvrant l’œil, je compris que je ne rêvais pas. Doris, effectivement, venait d’entrer dans ma chambre, vêtue d’une chemise de nuit légère. Inquiet, je préférai simuler le sommeil, tandis qu’elle s’approchait du lit en prononçant :

 – J’avais envie d’être avec toi.

 Cette situation me gênait affreusement. Sans attendre de réponse, elle avait soulevé les draps pour s’allonger et me frôlait maintenant de son corps impatient, apparemment persuadée que j’allais me jeter dans ses bras.

 De fait, je ne me voyais pas lui ordonner de sortir. Le sens du conflit n’est pas dans ma nature. En la renvoyant, je la vexerais affreusement ; elle serait gênée toute la journée du lendemain, peut-être pour la vie. Ma défense instinctive consista donc à ronfler plus fort tandis que s’agitaient sur moi les mains et les seins de Doris. Enfin, elle s’interrompit, me laissant espérer qu’elle allait quitter la chambre. Elle s’était relevée, mais, loin de se décourager, elle en profita pour ôter sa chemise de nuit et revint s’allonger sur moi, entièrement nue. Le poids de son corps m’étouffait. Je pouvais m’expliquer son appétit sexuel, mais je n’éprouvais toujours aucun désir. Tandis que Doris se livrait dans l’obscurité à des activités lubriques, je continuai donc à simuler un sommeil de plus en plus improbable.
Faute de parvenir à son but, elle sembla peu à peu se décourager. Puis elle resta sur moi, inanimée et toute bête, se demandant probablement quelle mouche l’avait piquée. Alors, pour la rassurer et lui permettre de partir, j’entrouvris une paupière lourde et murmurai faiblement :

 – Pardonne-moi, Doris, j’ai pris un somnifère.

 Au même moment, la voix de Théo gémit dans le couloir :

 – Maman, j’arrive pas à dormir.

 Tandis que je faisais semblant de m’abandonner aux bras de Morphée, ma camarade rejoignit alors le véritable homme de sa vie, la chair de sa chair, celui qui la ferait souffrir des années encore, dans le monde fusionnel des femmes et des enfants délivrés de la perversité des hommes… Un instant, je songeai que je pourrais la dénoncer pour viol ; puis j’imaginai le regard sceptique du commissaire qui finirait par renverser l’accusation contre moi. Mieux valait me rendormir pour jouer, demain encore, l’oubli d’un profond sommeil et l’amitié retrouvée.

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