Quand la Cité devient parc à thème « Charming Paris » Par Benoît Duteurtre – Le Monde diplomatique n°689 – Août 2011

Quand la Cité devient parc à thème
« Charming Paris »

Par Benoît Duteurtre

 

Lire en anglais : The Paris of our dreams

À la boulangerie du quartier, la plupart des touristes s’expriment en « globish ». Sitôt entrés dans la boutique, ils bredouillent quelques mots d’anglais pour commander leur sandwich. Plus loquaces, certains Américains se lancent dans de longues phrases, avec toute l’assurance de représentants de la culture dominante. Quand je me trouve dans la file d’attente, j’ose parfois leur signaler qu’en France on utilise généralement le français – la politesse consistant à demander : « Parlez-vous anglais ? » Certains me regardent, l’air ahuri, et je comprends leur étonnement. Car tout semble fait aux alentours pour leur éviter semblables préoccupations. Les cafés déguisés en bistrots typiques affichent sur des ardoises les prix de leurs appetizers et de leur French merlot. Quant aux autobus qui passent toutes les cinq minutes, pour déplacer les visiteurs d’un monument à l’autre, ils ont également opté pour l’affichage en anglais. Bref, le voyageur venu découvrir la double destination « Paris-Eurodisney » peut avoir l’impression d’évoluer, à deux pas de Notre-Dame, dans une annexe du parc de loisirs mondialisé.

Je dois faire attention à ne pas trop me plaindre. Mes interlocuteurs, alors, auraient beau jeu de me rappeler que le fait d’habiter l’île de la Cité constitue un privilège dont il faut accepter les inconvénients. Je préfère donc m’amuser à distinguer les comportements des touristes italiens, allemands, espagnols, qui conservent malgré tout quelques traits culturels caractéristiques. Mais j’observe aussi que la transformation du centre de Paris s’accélère. Dans toutes les cités historiques d’Europe (Prague, Venise, Rome…), on reconnaîtra bientôt la même zone d’activités, vouée le jour au défilé des visiteurs, tandis que les habitations, soumises à la hausse du marché immobilier, sont progressivement rachetées par quelques résidents fortunés.

En 1988, l’immeuble où je venais de m’installer restait relativement bon marché avec ses retraités, ses étudiants et ses jeunes couples qui y séjournaient un an ou deux avant d’émigrer vers des contrées plus doucereusement familiales. Dans la rue, entre les boutiques de souvenirs, on trouvait encore une charcuterie, un opticien, un pharmacien, une boulangerie, une marchande de journaux et un cabaret en déshérence : La Colombe, où Guy Béart avait débuté dans les années 1950. Dès mon arrivée, j’ai toutefois pu constater la discrète transformation qui remplace désormais les brutales « rénovations » des années 1960 : une mutation progressive du décor, contribuant à refaçonner ce quartier selon les normes d’un pittoresque organisé.

À l’époque, plusieurs bistrots étaient fréquentés par le personnel de l’Hôtel-Dieu tout proche, qui venait y prendre un plat du jour ou un café. Puis, d’un ravalement à l’autre, les zincs ont disparu et les salles se sont réinventées en confortables lounges, où il faut demander pour s’asseoir et où le plat micro-ondé se vend cher. Les nouveaux gérants ne prisent guère la clientèle de comptoir, avec ses bavards plus ou moins alcoolisés. Ils privilégient une cible internationale prête à puiser dans son budget vacances pour s’offrir une illusion de Paris. D’où l’invasion récente d’un décor néofrançais, combinant fresques pseudo-impressionnistes et nappes à carreaux — quand les serveurs ne se déguisent pas en aubergistes du XIXe siècle pour appâter le chaland sur le trottoir. Dans le même temps, les prix ont été multipliés au moins par deux. La charcuterie est devenue un restaurant « sur le pouce » ; puis les marques ont fait leur entrée avec le glacier Häagen-Dazs et les lunettes de soleil Solaris, tandis que la pharmacie cédait la place à L’Occitane et ses authentiques savons de Provence (on les trouve aussi à Tokyo ou Chicago, mais c’est encore mieux quand le produit vient de France).

L’autre phase du chantier, entamée sous le règne de l’ancien maire de Paris Jean Tiberi — et qu’on ne saurait complètement lui reprocher —, a consisté à élargir les trottoirs pour y planter des marronniers roses, tout en interdisant le stationnement des autocars. Après le ravalement obligatoire des immeubles, blanchis tour à tour, cette rue fonctionnelle est ainsi devenue presque charmante. On y voit circuler d’aimables voiturettes à deux places, tractées par des cyclistes autochtones qui promènent les couples à travers la ville. Les autocars interdits ont fait place aux minibus privés et autres limousines destinées à la clientèle aisée. Puis ont fleuri ces bus à impériale, étrangement calqués sur les transports londoniens. Ils bouchent le quartier presque autant que par le passé ; mais on peut se rabattre sur le transport fluvial, assuré de la tour Eiffel au Jardin des plantes. Toutefois, contrairement au Vénitien qui prend le Vaporetto, le Parisien ne peut y accéder avec un ticket de métro : il faut se procurer un « pass » conçu pour la seule clientèle de passage.

L’aménagement de la rue d’Arcole a permis d’élargir le circuit touristique en créant une circulation ininterrompue de Notre-Dame au parvis de l’Hôtel de Ville, où la mairie accueille d’innombrables animations (patinoire d’hiver, jardin sauvage du printemps, fêtes de l’air, de l’eau, du sang, de la solidarité, du développement durable, etc.). Sur le trajet, des panneaux signalétiques invitent le promeneur à se diriger vers la tour Saint-Jacques ou le musée d’Orsay, sans risquer de se perdre. Seul élément incongru le long de cette promenade idéale où chacun consomme et bafouille l’anglais : la noire silhouette de l’Hôtel-Dieu. On s’étonne même que ce bâtiment sans charme, toujours pas ravalé, demeure réduit à sa fonctionnalité immédiate au cœur de la ville : accueillir les urgences, soigner les malades dans des chambres qui, au tarif hôtelier, vaudraient une fortune. C’est pourquoi, sans doute, l’Assistance publique rêve de métamorphoser ce « triste hôpital » en ensemble de bureaux ou, pourquoi pas, en résidence de standing.

Sur l’île de la Cité et l’île Saint-Louis — où mon immeuble fait désormais figure d’exception —, il n’est pas difficile de remarquer la quantité d’appartements aux volets clos, fermés onze mois de l’année par les investisseurs et les propriétaires qui ont choisi d’en faire un pied-à-terre. Depuis 1960, Paris a perdu six cent mille habitants, principalement issus de la classe ouvrière et des classes moyennes. Tous les commerces se sont adaptés — telle cette brasserie où l’on pouvait, il n’y a pas si longtemps, dîner tard dans la nuit : aujourd’hui, le service s’interrompt après le passage de la vague touristique. Un peu plus loin, rue Saint-Louis-en-l’Ile, la même évolution a transformé toute boutique en galerie d’art ou de décoration — comme dans les « plus beaux villages de France », où les échoppes d’artisanat sophistiqué semblent avoir expulsé les formes primitives de l’existence.

Chaque matin, avant l’arrivée de la clientèle, un bataillon de nettoyeurs en combinaisons fluorescentes, armés de véhicules verts, passent au peigne fin le village gaulois. La police veille également. A la belle saison, un fourgon de gardiens de la paix s’installe au milieu du Petit Pont pour empêcher les rolleurs de se livrer à leurs performances improvisées — pourtant bien dans la tradition de ce parvis médiéval. On n’a pas jugé obscène, en revanche, l’immense panneau publicitaire qui recouvre la Conciergerie : les rénovations de monuments historiques permettent à Dior ou Apple de s’exhiber au cœur du quartier historique, comme pour opposer leur moderne logo à l’archaïsme de l’Hôtel-Dieu et ses banderoles de la Confédération générale du travail (CGT) appelant au « sauvetage du service public ».

Dans ce Paris factice, quelques vrais pauvres se chargent même de reconstituer la cour des Miracles. À la sortie de Notre-Dame, une poignée de Roms se livrent à une concurrence spectaculaire pour monnayer leurs mutilations. Allongés sur le sol, ils implorent le touriste d’un râle, tout en tendant leur escarcelle. Des adolescentes en robes longues, aux allures d’Esmeralda, vous accrochent au moyen de petits textes (en anglais eux aussi) affirmant qu’elles sont des réfugiées politiques bosniaques. Depuis quelque temps, les accordéonistes se multiplient. Certains, comme ce vieux Roumain en chaise roulante installé en bas de chez moi, connaissent seulement trois notes qui leur permettent de jouer en boucle La Vie en rose et Sous les ponts de Paris. Un jour, à bout de nerfs, je lui ai demandé s’il pourrait varier un peu son répertoire. L’air accablé, il m’a désigné ces couples de Japonais qui paient seulement pour les rengaines d’Edith Piaf. Elles confortent leur impression de découvrir cette ville « romantique » et un authentique accordéoniste populaire parisien.

Le Paris des rêves sucrés, revus par le cinéma et la publicité, n’est pas à une contradiction près. On s’en rend mieux compte, en plein été, quand Paris Plages occupe les quais, juste en face, et que la population entière, transformée en masse touristique, vient y rechercher une sensation de vacances… Un peu plus haut, les voitures, renvoyées sur les quais par la fermeture des berges, s’accumulent dans un embouteillage permanent — telle une sombre réalité en bordure du rêve. Elles dégagent une pollution renforcée dont les vapeurs retombent discrètement sur la foule venue goûter le bon air et la tranquillité du fleuve.

Benoît Duteurtre

 

À lire : « La cité heureuse » (Fayard, 2007).

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