Opérette – Jacques Offenbach, le Français universel Par Benoît Duteurtre dans Marianne du 16 juin 2019

Père d’un genre qui a tenu le haut de l’affiche partout dans le monde pendant plus d’un siècle, Offenbach est né il y a deux cents ans. Ça se fête !

Dans notre pays féru de commémorations, on peut s’étonner que les pouvoirs publics passent régulièrement à côté du compositeur qui, depuis un siècle et demi, incarne l’esprit français partout dans le monde. Son opéra les Contes d’Hoffmann est joué presque autant que Carmen, et sa Vie parisienne demeure le symbole musical de la ville où il a vécu. Mieux encore, Jacques Offenbach, né juif allemand le 20 juin 1819, puis venu s’installer dans ce pays où soufflait un air plus libre, est l’illustration d’un certain universalisme européen, même s’il plaçait au-dessus de tout cette France qu’il avait choisie. Mais surtout, pour l’histoire, il a créé un nouveau genre de théâtre musical qui allait se décliner sous des formes innombrables : opérette française, anglaise, viennoise, ou encore comédie musicale américaine qui lui doivent beaucoup. En ce sens, seul Debussy, parmi les compositeurs français, aura exercé une influence aussi profonde et aussi durable.

Pourtant, cherchez bien. En 2019, bicentenaire de la naissance d’Offenbach, le compositeur qui a retenu l’attention des grandes institutions musicales comme la Philharmonie ou l’Opéra de Paris est… Hector Berlioz, mort il y a cent cinquante ans. Figure du romantisme, Berlioz fut certes longtemps méconnu dans son pays natal ; mais voici plusieurs décennies que la France rattrape son retard en lui consacrant ce qu’il faut d’éditions critiques, de cycles symphoniques, de reprises d’opéras, en attendant son éventuelle installation au Panthéon. Sa personnalité habitée par les passions politiques et littéraires correspond mieux, sans doute, à une certaine conception de la « grandeur française » que celle d’Offenbach, voué à la fantaisie et à la légèreté, trop souvent confondues avec la futilité. C’est pourquoi, sans doute, nous assistons depuis plusieurs décennies à la disparition accélérée du répertoire d’opérette.

Dommage, car celle-ci aurait beaucoup à nous dire sur notre époque, à commencer par Offenbach dont l’esprit décapant – allié à celui de ses librettistes -savait si bien se moquer des pouvoirs. Dans la Belle Hélène ou la Périchole, il transpose la cour de Napoléon III dans l’Antiquité ou au lointain Pérou. Tel Molière à Versailles, il fait rire les puissants d’eux-mêmes sous la protection de l’empereur qui lui accordera la nationalité française. Dans la Vie parisienne, il démonte le jeu social avec ses financiers véreux et ses obsédés sexuels désireux de s’en « fourrer jusque-là » ! Mais, surtout, son instinct satirique est transcendé par un élan musical irrésistible, une verve mélodique intarissable, une fièvre capable, selon Reynaldo Hahn, de « faire danser les chaises » en s’appuyant sur les rythmes de son époque : le galop du brésilien, la marche des « rois barbus qui s’avancent », les valses d’Orphée aux enfers ou la barcarolle des Contes d’Hoffmann : inspirations magiques qu’on ne cesse aussitôt de fredonner !

Ce genre nouveau qu’Offenbach élabore dans les années 1850, en même temps que son contemporain Florimond Rongé dit « Hervé », n’a rien de commun avec le kitsch qui triomphera plus tard, quand Luis Mariano chantera Rossignol de mes amours sur une rengaine de Francis Lopez. Le charme de ces derniers repose sur l’accumulation de clichés. Offenbach, au contraire, tourne les clichés en dérision, à commencer par ceux du grand opéra, lorsqu’il fait chanter une recette de cuisine sur un air digne de Verdi. Sa loufoquerie lui vaudra aussi la haine de certains critiques, tel Willy, le mari de Colette. Dans des articles passablement antisémites, celui-ci désigne Offenbach comme responsable… de la défaite de 1870, coupable d’avoir abruti la France par ses gaudrioles. A l’inverse, Nietzsche découvrant ses opéras bouffes avec enthousiasme y voit un antidote idéal à la boursouflure romantique, jugement repris par Richard Strauss qui rêvera de devenir « l’Offenbach du XXe siècle » !

SA RECETTE FAIT FUREUR
Son influence mondiale sera foudroyante. Si l’Italie avait inventé l’opéra au XVIIe siècle, la France du XIXe siècle crée avec lui un genre aussitôt imité, adapté, réinventé dans chaque pays. A Vienne, l’autre capitale musicale du temps, Johann Strauss et Franz von Suppé s’inspirent des succès parisiens pour inventer l’opérette viennoise. En Angleterre, Gilbert et Sullivan raillent la société victorienne avec une frénésie héritée du compositeur de la Grande-Duchesse de Gérolstein. La recette fait fureur jusqu’aux États-Unis où Offenbach accomplit un grand voyage. Reçu comme un roi, il contribuera par ses œuvres à influencer ce genre encore hybride qui va devenir la comédie musicale.

En France plus qu’ailleurs, l’opérette restera le genre musical le plus populaire et le plus joué pendant un siècle. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, Paris possède une vingtaine de théâtres permanents donnant chaque soir des reprises et des œuvres nouvelles. Il n’en reste aucun aujourd’hui. Des Bouffes Parisiens fondés par Offenbach à la Porte Saint-Martin en passant par les Variétés ou les Nouveautés, tous se sont reconvertis dans le théâtre sans musique, nettement moins coûteux. Des générations de compositeurs ont pourtant enrichi le répertoire de merveilles, tels Charles Lecocq (la Fille de Mme Angot), Edmond Audran (la Mascotte), Claude Terrasse (les Travaux d’Hercule), André Messager (Véronique), Louis Ganne (les Saltimbanques), Reynaldo Hahn (Ciboulette) ou Maurice Yvain (Là-haut).

Puis l’opérette servira d’école aux futures vedettes de cinéma : Fernandel, Arletty, Gabin, Raimu et beaucoup d’autres. Jusque dans les années 60, les mises en scènes du Châtelet feront courir les foules ; cependant que la fantaisie propre au genre inspirera d’autres créations, comme celles des Branquignols de Robert Dhéry et Gérard Calvi.

A l’aube du XXIe siècle, cette longue histoire semble pourtant évaporée. En cinquante ans, l’opérette a déserté Paris dans l’indifférence générale, à commencer par celle de la municipalité qui se soucie comme d’une guigne de sa tradition musicale. Sous les directions de Jean-Pierre Brossmann et de Jean-Luc Choplin, le Châtelet, principal théâtre musical parisien, accordait encore une place au genre… totalement délaissé par la nouvelle direction (lire l’encadré, ci-dessous).

TIMIDE RETOUR EN GRÂCE
Pis encore, partout en France, la puissance irrésistible du modèle nord-américain tend à substituer les classiques de Broadway aux classiques français. Voici quelques années encore, chaque directeur d’opéra montait enfin d’année une opérette. Aujourd’hui, beaucoup préfèrent présenter My Fair Lady, Show Boat et autres excellents musicals … qui finiront par persuader le public que le théâtre chantant fut inventé outre-Atlantique ! Certains, pour donner quelques gages, accueillent à moindre coût des petites troupes en tournée, qui présentent partout la même opérette et réduisent encore le répertoire. Dernier théâtre à offrir une vraie saison, l’Odéon de Marseille est une belle exception dont on espère qu’elle résistera aux changements de maire.

Face à cet abandon, certaines initiatives semblent toutefois prometteuses. Voici vingt ans, l’opérette était jugée ringarde, à l’instar des comédies de Labiche, Feydeau ou Guitry. Aujourd’hui, la mode s’inverse et le besoin de légèreté se fait à nouveau sentir. Des troupes de jeunes passionnés comme les Frivolités parisiennes ou les Brigands font revivre ce répertoire avec un engagement total, malgré de faibles moyens. Le Théâtre impérial de Compiègne ou l’Athénée à Paris accueillent leurs productions, et le triomphe de Ciboulette à l’Opéra-Comique a souligné que le public en redemandait. Le chemin reste long toutefois… sauf pour Offenbach, dont le génie n’a jamais cessé d’inspirer les metteurs en scène, pour le meilleur et pour le pire. Il a subi tous les outrages mais son nom demeure glorieux, tel un arbre qui cache ce désert qu’est devenu l’opérette française. Il serait donc temps que la République reconnaissante comprenne enfin tout ce qu’elle doit à cet artiste : fils d’un chantre de synagogue venu de Cologne à Paris pour incarner l’esprit français, comme seuls savent le faire certains français d’adoption !

 

Benoît Duteurtre

 

(Ré)écoutez l’émission Étonnez-moi Benoît de Benoît Duteurtre spécial Offenbach avec Jean-Christophe Keck sur France Musique du samedi 21 décembre 2019 à 11h00

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