« Vendredi 20 mars, j’aurai 60 ans j’aurais pu rêver mieux comme anniversaire » Par Benoît Duteurtre dans le Figaro du 19 mars 2020.

« VENDREDI 20 MARS, J’AURAI 60 ANS J’AURAIS PU RÊVER MIEUX COMME ANNIVERSAIRE »

 

Régulièrement je sors sur le balcon pour évaluer la situation. Hier soir les voitures envahissaient les quais pour quitter Paris avant le « confinement » et je songeais à l’Exode. Ce matin plus rien. Quelques marcheurs isolés, presque pas de circulation. Une grisaille parisienne anormalement calme. Dans ma rue proche de Notre-Dame, une succession d’épreuves s’est abattue sur les marchands de souvenirs depuis l’an dernier. Après l’incendie de la cathédrale, notre île s’est vue confinée une première fois; puis les mouvements sociaux ont ajouté leurs complications. A présent, tout est fermé, sauf la boulangerie et une petite épicerie. Deux policiers viennent de passer, l’air pas commode. Ils veillent sur le respect des consignes. C’est ainsi.

Je rentre donc à l’intérieur avec ma propre consigne : ne pas écouter les informations en boucle, comme si je suivais un film catastrophe. Je les adorais, pourtant, ces productions hollywoodiennes où l’on voit un sale microbe détruire la planète avant la découverte ultime d’un vaccin. Mais celui qui se joue en ce moment me déplaît. Il m’angoisse pour mes proches, pour moi, pour mon pays, pour le monde que je n’aime pas voir basculer ainsi. Les films catastrophes sont agréables à regarder quand tout va bien.

Il serait plus raisonnable d’utiliser ce temps mort pour écrire un peu. Comme par hasard, dans le manuscrit de mon futur roman, j’en suis précisément à une visite sur la tombe de mon grand-oncle, dans un coin perdu des Vosges. Cet homme que j’aimais beaucoup avait fait plusieurs guerres : d’abord les tranchées, puis la Résistance. Il était courageux, plus que je ne le serai jamais. Il est mort d’une grippe à l’hôpital de Gérardmer, se débattant contre ses perfusions à l’âge de 79 ans… C’est ainsi que l’actualité me rattrape à nouveau. J’ai vraiment du mal à me concentrer.

Une activité plus simple, en ces lourdes semaines, serait de classer les milliers d’archives accumulées au fil des ans : le genre de chose qu’on se promet de faire quand on aura le temps, et qu’on reporte indéfiniment. À présent j’ai loisir de ranger ces livres, ces disques, ces lettres, ces contrats empilés dans des armoires. Retrouver quelques trésors. Ne garder que le meilleur. Descendre le reste à la cave ou s’en débarrasser.

J’ai aussi repris mon testament… Rien de grave, je ne suis pas pressé! Mais, durant ces moments de peur collective, on songe à l’essentiel en commençant par se rappeler que nul ne connaît ni le jour ni l’heure. Comme le disait encore une vieille cousine vosgienne, il faut toujours penser à «mettre ses affaires en place », à simplifier la vie de ceux qu’on aime et qui nous suivront.

C’était aussi l’obsession de ma chère Suzy Delair, disparue dimanche âgée de 102 ans. À 95 ans, avant de se retirer dans la maison de retraite où elle a fini ses jours, elle ne pensait qu’à ça : trier, ranger, vendre, organiser, prévoir. Après quoi, disait elle, elle n’aurait plus qu’à «partir en dessous, rejoindre papa et maman». Elle désignait le sol en prononçant ces mots, sur le ton vif et imagé qui était le sien.

J’adorais cette actrice, cette chanteuse, cette femme, pure Parisienne populaire à l’esprit rapide et aux idées réacs. En vraie diva, elle m’avait pris de haut quand je l’avais rencontrée chez des amis : «Il faut me mériter, savoir me séduire », avait-elle indiqué, avant de me prendre en amitié. Elle me donnait rendez-vous dans le quartier de l’Odéon pour m’acheter des vêtements qui lui plaisaient puis on allait boire un chocolat chaud; la nuit elle me passait de longs coups de téléphone. J’étais fasciné par les liens qu’elle tissait avec des époques lointaines et des personnages mythiques. Tout le monde l’a vue dans Quai des orfèvres. La plupart des gens ignorent que cette petite française fut aussi la partenaire de Laurel et Hardy! Et qu’elle chanta un soir, pour Louis Armstrong, une chanson inconnue intitulée C’est si bon, donnant envie au trompettiste de la reprendre avant d’en faire un succès mondial.

Au moment de quitter son appartement elle m’a donné son piano, un joli Pleyel en bois de citronnier aux lignes Art déco. J’essaie d’en jouer chaque jour : Bach, Chopin, Fauré, Debussy… Bizarrement, là encore, j’ai du mal à me concentrer, sans cesse rattrapé par cette méchante rumeur qui parcourt la ville. La situation me rend affreusement triste, mais il faut résister à cette humeur sombre. Dans ma rue les bourgeons s’ouvrent. Un oiseau chante. J’adore le printemps, moi qui suis né le 20 mars. Vendredi j’aurai soixante ans. J’aurais pu rêver mieux comme anniversaire.

Benoît Duteurtre est romancier, essayiste et critique musical. Dernier livre paru: Les Dents de la maire. Souffrances d’un piéton de Paris (Fayard).

Lire aussi :

À (ré)écouter : « Grand bien vous fasse ! » par Ali Rebeihi – La personnalité du jour, son regard sur le confinement avec Benoît Duteurtre sur France Inter le 8 mai 2020.

Une réflexion sur “« Vendredi 20 mars, j’aurai 60 ans j’aurais pu rêver mieux comme anniversaire » Par Benoît Duteurtre dans le Figaro du 19 mars 2020.”

  1. J’adore ce type pardon ce Monsieur !
    J’écoute son émission chaque samedi depuis des années.
    Je découvre aujourd’hui son site, je m’en veux un peu de ce retard…
    Je ne sais pas écrire de compliments sans me trouver ridicule !
    Vous écoutez est un vrai plaisir des fois plus que certains de vos invités
    qui ne vous ont pas écouté mais s’écoute eux…
    20 ans d’existence à Radio France, pourvue que le jeunisme ne vous rattrape pas chaque changement de direction c’est ma question.

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