Culture – Guitry auteur de lui-même Par Benoît Duteurtre dans Marianne du 24 novembre 2007

Du théâtre au cinéma, ce prince du plaisir et de la légèreté a fait de son existence une oeuvre personnelle, qui témoigne d’une prodigieuse diversité de ses talents.

C’était lors d’un dîner entre théâtreux – de ce théâtre noir et sérieux qui donne le ton sur les scènes  » publiques « . Naïvement, un convive s’étonnait qu’on y joue si peu Labiche, Feydeau ou Anouilh. Un dramaturge présent lui renvoya un sourire charitable, avant de nier farouchement un tel ostracisme. Mais, comme on prononçait le nom de Guitry, son noble visage à la chevelure d’artiste s’exclama, comme pour ramener cette conversation à la décence :  » Ah, non, quand même pas Guitry !  »

Bizarrement, si Sacha Guitry reste l’un des plus joués parmi les maîtres de la comédie, si même il a suscité des admirations ferventes et inattendues (tel Orson Welles découvrant dans le Roman d’un tricheur l’utilisation de la voix  » off « , cinq ans avant Citizen Kane), son nom continue à représenter, pour certains, le comble de l’abjection idéologique autant qu’esthétique. Est-ce le faste bourgeois qui imprègne les décors de son théâtre ? Ou le machisme d’un expert en formules assassines ( » il faut s’amuser à mentir aux femmes, on a l’impression qu’on se rembourse « ) ? Lui reproche-t-on cet amour des acteurs qui laisse peu de place aux élucubrations des metteurs en scène ? Ou tout simplement ce génie si facile, cette invention intarissable du beau parleur, ce plaisir spontané qui se dégage de son oeuvre, faisant de lui le représentant d’une extrême légèreté propre à effrayer les professeurs de bon goût ?

Malheureusement pour eux, Guitry leur a toujours échappé : de son vivant déjà, l’histoire du grand art pouvait bien s’écrire hors de lui ; Sacha existait comme un monde en soi, se métamorphosant du théâtre au cinéma et faisant de son existence même une oeuvre personnelle ; car il est difficile de distinguer le Guitry intime du Guitry metteur en scène – se filmant lui-même dans son hôtel particulier de l’avenue Elisée-Reclus. Cinquante ans après sa mort, on aurait pu imaginer que ce roi de l’esbroufe n’ait plus rien à nous dire. C’est le contraire qui se produit, comme en témoignent les affiches parisiennes qui proposent simultanément Mon père avait raison et plusieurs pièces en un acte mises en scène par Bernard Murat, Aux Deux Colombes par Jean-Laurent Cochet, De Sacha à Guitry par Jean Piat, Une folie ou Guitry au lit. Tout récemment, le succès de Pierre Arditi dans Faisons un rêve (5,5 millions de spectateurs sur France 2) a relancé l’idée du théâtre à la télévision. Plusieurs livres paraissent (dont le superbe Sacha Guitry, une vie de merveilles, d’André Bernard, et un bon Folio). Les rééditions de ses films en DVD ne cessent d’étonner les générations successives. Et l’événement de cet automne est la magnifique exposition qui se déroule à la Cinémathèque, témoignant non seulement d’une prodigieuse diversité de ses talents, mais encore du côté romanesque de ce destin.

UNE VERVE INTARISSABLE

N’oublions pas, en effet, que Guitry a commencé par être le fils du plus célèbre acteur de son temps, Lucien Guitry, idole de Paris et de Saint-Pétersbourg, où Sacha passe ses premières années. Malgré une longue fâcherie, il restera toute sa vie fasciné par le modèle de Lucien (certaines photos soulignent leur ressemblance). A son père, il doit aussi d’avoir rencontré, très jeune, les têtes couronnées d’Europe et les plus grands artistes vivants. Mais c’est déjà le talent du fils – et son inlassable curiosité – qui se révèlent en 1915, lorsqu’il décide de prendre une caméra pour aller filmer ces hommes célèbres : Claude Monet dans son jardin de Giverny, Rodin dans son hôtel, Degas sur les boulevards… Etrangement, nul cinéaste n’y avait songé, si bien que nous devons à Guitry les seules images animées de ces personnages légendaires, rassemblées dans Ceux de chez nous.

Ce Guitry découvrant le cinéma muet est déjà un auteur dramatique, lancé en 1905 par Nono où s’affirme son art des bons mots ( » Comme elle est embêtante. J’aurais dû l’épouser, nous serions séparés depuis longtemps « ). Rapidement, ses pièces montrent une liberté qui dépasse les simples catégories du boulevard. Un grain de folie – cultivé auprès d’Alphonse Allais et de Tristan Bernard – nous conduit tout près du théâtre de l’absurde dans la Prise de Berg-op-Zoom, Jean III, puis dans le film Ils étaient neuf célibataires. Mais c’est d’abord la comédie bourgeoise qui lui sert de modèle, et il s’en empare avec sa personnalité ébouriffante, fondée sur une verve intarissable tournant autour de la question de l’amour. Evidemment, ses monologues sur mesure restent imprégnés par la voix nasale et chaude de Guitry. Mais ils peuvent s’en passer ; car l’oeuvre  » tient  » dans des interprétations très diverses (celle d’un Jean-Laurent Cochet ou d’un Fabrice Luchini) comme si sa prose avait plus de sens qu’il n’y paraît.

Si Guitry, en effet, semble cultiver le génie de l’artifice pour démontrer – au gré de ses humeurs – les bienfaits de l’adultère ou ceux de la fidélité, la perfection de la femme ou son abomination, il pousse jusqu’au sublime quelque chose de l’esprit bourgeois devenu aujourd’hui presque exotique : cette morale du  » détachement  » (on parlerait désormais d’hypocrisie) qui l’autorise à regarder la vie comme un jeu. A croire son implacable logique, rien n’est plus naturel que d’avoir une maîtresse ou un amant, les cris de la passion sont fatigants et inélégants en comparaison des lois de l’esprit et du plaisir qui, par sa voix, semblent relier les Années folles au siècle de Fragonard. Et, quand on insiste pour savoir la vérité, il répond, comme le héros de Toâ :  » C’est vrai et c’est faux. C’est comme dans la pièce.  »

Sur ce point, pourtant, l’homme s’éloigne un brin de l’auteur. Car il est possible que ce séducteur ait souffert par passion, surtout au cours de sa longue liaison avec Yvonne Printemps, devenue l’incarnation cruelle de la femme Guitry – qui n’oublie jamais de faire monter les enchères entre ses  » deux amants « . Avec elle, Sacha découvre les sortilèges de la musique (Yvonne est l’une des plus grands chanteuses de son temps) et signe plusieurs opérettes avec Messager ou Reynaldo Hahn. Et, si Printemps finit par le quitter, il gardera l’habitude, tout au long de sa vie, d’utiliser au théâtre ou au cinéma les femmes qui se succèdent dans son lit : Jacqueline Delubac (Faisons un rêve, Quadrille…) ou Lana Marconi (Debureau, la Vie d’un honnête homme…)

Metteur en scène de tout ce qu’il vit et de tout qu’il aime, Guitry va ainsi créer, dans les années 30, l’une des oeuvres les plus originales du septième art. Il pourrait donner l’impression de simplement  » filmer son théâtre  » qui lui sert de point de départ ; sauf qu’il a d’emblée l’instinct de la caméra, notamment dans ces fameux génériques où il présente les acteurs, producteurs, assistants, techniciens. Lui-même figure toujours au centre de tout, tenant son rôle avec une fièvre hallucinante (le monologue téléphonique de Faisons un rêve). Mais il a également la passion des personnages typés, des seconds rôles qu’on retrouve d’un tournage à l’autre avec leurs voix pointues ou éraillées et leur façon disparue de parler français : Pauline Carton, Michel Simon, Fernandel, Gaby Morlay, Arletty.

A la Libération, ce personnage né dans le faste, philosophe du plaisir et de la légèreté, va plonger dans un trou noir, sans vraiment comprendre ce qui lui arrive. Le 23 août 1944, arraché de chez lui en pyjama, il est jeté en prison pendant deux mois et menacé plusieurs fois d’exécution, avant d’être blanchi. A sa charge, il n’a cessé de jouer les grands seigneurs devant l’occupant, avec une confondante naïveté. Il aurait pu également se passer de tourner un film historique intitulé De Jeanne d’Arc à Philippe Pétain (il en a donné de bien meilleurs comme les Perles de la couronne, et connaîtra encore le succès avec Si Versailles m’était conté). Mais il est injuste, comme l’a fait récemment un téléfilm – sur un scénario caricatural de Dan Franck – de le dépeindre comme un salaud, arrogant et sans coeur. Ancien dreyfusard, Guitry fera tout pour sauver Tristan Bernard interné à Drancy ; mais sa légèreté politique, ajoutée aux jalousies et règlements de comptes de l’épuration, le transforment en bouc émissaire idéal.

De ces Soixante jours de prison, titre du carnet qu’il publie en fac-similé, l’homme sort profondément transformé. Non qu’il ait perdu sa rapidité d’esprit, sa verve, son humour, son appétit de l’existence. Mais il découvre sur le tard cette face sombre de l’existence qui ne le préoccupait guère jusqu’alors, et qui inspire une nouvelle série de films admirables comme la Poison ou la Vie d’un honnête homme – tous deux avec Michel Simon. Au même moment, les cinéastes de la nouvelle vague commencent à se passionner pour Guitry, désigné comme représentant parfaitement original du  » film d’auteur  » – une aura avant-gardiste bienvenue face à tous ceux qui ne voient en lui que futilité. La fin de sa vie révèle encore son inlassable curiosité, en faisant la part belle à toute une nouvelle génération d’acteurs, parmi lesquels Darry Cowl, Jean Poiret, Michel Serrault…

TOUJOURS MODERNE

Cinquante ans après sa mort, nous voici donc conduits à poser la question : et si ce magicien de l’artifice était, tout simplement l’un des plus grands artistes de son temps ? Et si celui qu’on représentait comme la caricature d’une certaine  » légèreté française  » devait passer à la postérité pour avoir justement transformé cette tournure d’esprit en art ? A force de penser politiquement, on aura condamné l’auteur bourgeois au risque d’oublier qu’il fut surtout le peintre fantaisiste de cette bourgeoisie du début du XXe siècle. En tout cas, il partage avec les plus grands un mélange de force immédiate et d’ambiguïté qui fait la densité de son oeuvre : apparemment futile mais plus profonde qu’il n’y paraît ; apparemment  » boulevard  » mais plus moderne et toujours inventive. Ainsi, parfois, ceux qu’on regardait comme des  » petits maîtres « , parce qu’ils n’avaient pas la pompe des artistes sérieux, traversent les générations avec une étonnante habileté, pour apparaître presque seuls à l’avant-scène – quand les autres se sont dégonflés depuis longtemps.

 

Benoît Duteurtre

 

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