Vers l’ homme futur Par François Taillandier
Transparence de la bicyclette
» Qui se pose la question de savoir comment marche son téléphone portable, par où passe l’Internet ? » demande Mme Haigneré, ministre de la Recherche, en inaugurant la Fête de la science. Eh bien moi, madame le ministre, moi. Je me pose souvent ces questions. Et je n’ ai pas le moindre élément de réponse. De la même façon, j’ écris ceci sur un iBook à peine plus épais qu’un album de bandes dessinées, et je n’ ai aucune idée de ce qui se passe dans le ventre plat de cet appareil. Et d’ ailleurs, même un téléphone filaire, c’ est-à-dire non portable, je ne sais pas comment ça marche. Ni un CD. Ni un disque vinyle. Ni la télé. Ni la radio.
La bicyclette fut peut-être la dernière invention compréhensible par n’ importe qui à l’oeil nu. Merveilleuse transparence de la bicyclette, venant après l’ évidence de la brouette, la simplicité du tonneau, la franchise du cabestan, la naïveté du vistemboire ! Après, nous entrâmes dans l’ombre. Il m’ est souvent arrivé de penser que l’ étendue globale de mes connaissances faisait de moi un homme du XVIII siècle, pas davantage. Et encore. Diderot, une fois qu’il eut fini de relire les épreuves de l’ Encyclopédie, devait déjà être un peu plus ferré. C’ est notre paradoxe, depuis la fin du XIX siècle, que de vivre de plus en plus ignorants dans un monde de plus en plus savant. Dans le même temps où les sciences de la nature obscurcissaient l’ univers préexistant (car la connaissance de l’ ADN n’ explique quelque chose qu’à ceux qui comprennent l’ ADN ; la science éclaire surtout le scientifique), les sciences appliquées et la technique saturaient le réel d’artefacts et de gadgets qui nous amenèrent peu à peu à la condition d’ idiots émerveillés.
Et de pauvres diables technico-dépendants. Il faut lire à ce sujet l’excellentissime roman intitulé Service clientèle que vient de publier Benoît Duteurtre chez Gallimard, et dans lequel un jeune journaliste appartenant à l’ élite mondialisée nous conte ses malheurs avec son portable, son abonnement à l’Internet et sa carte de crédit. Au début, on rit de mésaventures qui nous sont arrivées aussi, une fois ou l’ autre.À la fin, on ne rit plus, quand on a compris quel totalitarisme inéluctable, anonyme et destructeur peuvent sécréter les gigantesques entreprises organisatrices de ces marchés.
» La science est un excellent vecteur pour réenchanter le quotidien « , dit aussi Mme Haigneré. On veut bien la croire, mais elle devrait lire Duteurtre. Elle s’ apercevrait qu’ on n’ en prend pas vraiment le chemin.