Benoît Duteurtre, option paradis
L’auteur du Voyage en France signe avec L’Ordinateur du paradis un roman drolatique et acide en forme de fable sur notre présent.
L’un des personnages principaux de L’Ordinateur du paradis vient à peine de franchir les portes de la Cité céleste qu’il se heurte à une bureaucratie tatillonne et des consignes hygiénistes diffusées en anglais : «ces premières observations me replaçaient déjà dans une situation caractéristique de mon existence terrestre, consistant à m’agiter contre des états de fait auxquels je ne pouvais rien changer, à m’irriter de détails qui n’irritaient que moi, à partir en guerre contre des scandales dont l’évidence n’apparaissait qu’à mes propres yeux…» On reconnaît ici Benoît Duteurtre dont nombre de romans ont pour motif des individus aux prises avec les tracas imposés par une modernité absurde. Pour le bonheur de ses lecteurs, il a choisi d’en rire et d’en faire rire à travers des fables ou des romans de légère anticipation instaurant une salubre distanciation et une fantaisie qui chassent toute lourdeur didactique.
Que découvre encore le narrateur au paradis ? Des décors dignes d’un terminal d’aéroport, une cellule d’assistance psychologique et surtout un avocat chargé de défendre son cas. Car ici, on sélectionne et les nouveaux venus doivent répondre de leurs fautes : avoir mis en doute la réalité du réchauffement climatique, avoir surfé sur des sites pornographiques… Ce dernier péché va également troubler la vie terrestre de Simon Laroche, rapporteur de la Commission des Libertés publiques, structure publique publiant des avis sur la protection de la vie privée, mais ce fringant quinquagénaire va devoir affronter une menace bien plus grande. Des propos échangés en off d’un débat radiophonique autour de la proposition de «pénaliser la consultation d’images dégradantes pour les femmes» sont diffusés sur Internet. «La cause des femmes ! La cause des gays ! J’en ai marre de ces agités qui s’excitent pour des combats déjà gagnés…», plaisante Laroche. Le dérapage est constitué et le débonnaire fonctionnaire se transforme en victime sacrificielle sur l’autel médiatico-virtuel…
On ne dévoilera pas plus les rebondissements de ce roman jubilatoire que l’on s’efforce de lire lentement afin d’en prolonger le plaisir. La description du réel (par exemple l’uniformisation des villes ressemblant à des galeries commerciales à ciel ouvert) se marie à la peinture fine de personnages qui échappent aux caricatures, tels Red et Darius, deux grands ados qui auront leur rôle dans L’Ordinateur du paradis.
Bienvenue en enfer !
Comme dans Service clientèle, La Cité heureuse ou Le Retour du Général, Benoît Duteurtre brocarde notre époque où «le mal se résumait à deux faces hideuses : le nazi et le pédophile» ; il se gausse des médias moutonniers, des discours moralisateurs, du règne de la transparence ; il analyse implacablement la doucereuse tyrannie contemporaine : «Le capitalisme a tout gagné ; mais notre époque a également recyclé le pire du communisme : s’exposer sans tabou, sur Facebook ou à la télé ; se fustiger publiquement à la moindre faute.»
L’écrivain passe du Très-Bas au Très-Haut avec virtuosité et imagine un grand dérèglement technologique qui pourrait plonger dans une angoisse inédite des milliards d’individus. Au paradis, ce n’est pas brillant. Dieu est aux abonnés absents et le ciel est devenu une entreprise comme une autre soumise à l’influence néo-libérale «avec l’arrivée de Friedrich Hayek, Milton Friedman, Ronald Reagan, et quantités d’autres apôtres de la déréglementation qui ont commencé à faire leur propagande». Reste alors l’enfer où «rien ne change jamais. Le changement, le mouvement, la nouveauté, tout cela est réservé au paradis !».
Débarrassé des bonnes intentions, il ne se présente pas sans charme : «dans ce monde maudit, la vie quotidienne semble échapper aux fondements de l’économie moderne. Pour le dire autrement, toute une société d’assistés se la coule douce en ces contrées, hormis quelques fonctionnaires gratifiés d’avantages liés à l’ancienneté. Quand l’humanité entière et les bienheureux s’activent pour faire tourner la machine – les uns trimant, les autres consommant –, l’enfer ressemble au temple des paresseux qui n’auront pas assez de l’éternité pour ne rien faire. Ils vivent au jour le jour, selon leur fantaisie, sans guère prendre en compte les intérêts de la société. Ils ont renoncé à tout gain de productivité pour se vouer éternellement et joyeusement au péché.» Bienvenue en enfer !
Christian Authier
L’Ordinateur du paradis, Gallimard, 220 p.