« Quai Giscard-D’Estaing » – Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1366 du 18 Mai 2023

Carte blanche

À BENOÎT DUTEURTRE

QUAI GISCARD-D’ESTAING

Quelques médias vigilants se sont inquiétés, récemment, que « Paris inaugure un quai Valéry-Giscard-d’Estaing malgré les accusations de violence sexuelle ». Les révélations d’une journaliste allemande, affirmant que l’ancien président de la République lui aurait « touché les fesses », paraissent assez graves pour qu’on s’interroge : faut-il éliminer de la place publique tout souvenir du coupable de ce crime odieux? La dénonciation valant preuve, on le sait (même lorsque les faits ne sont ni établis ni condam- nés), l’attouchement présumé d’un vieillard libidineux semble, selon certains, peser davantage pour la postérité que sa carrière politique: sa longue présence au ministère des Finances sous de Gaulle; son septennat, qui, sans être des plus grands, vit quand même éclore la loi sur l’avortement ou la majorité à 18 ans – sans parler du rétablissement de la démocratie en Grèce, où « VGE » facilita le retour de Konstandínos Karamanlís. À Paris, les noms des rues et des places sont un reflet de l’Histoire et de ses personnalités marquantes; c’est pourquoi les anciens présidents sont présents sur les boulevards – quand bien même leur vie ou leur bilan peuvent prêter à discussion. Mais l’esprit du temps voudrait remplacer l’Histoire par la vertu, éliminer tout suspect de comportements inappropriés, et renommer le monde selon les exigences de la parité ou de la lutte contre les discriminations.

Dans le cas de Giscard, il existe toutefois une raison supplémentaire pour donner son nom au quai de la Seine qui longe le musée d’Orsay. Cet édifice promis à la destruction fut en effet sauvé, comme beaucoup d’autres, par l’élection, en 1974, du nouveau président « républicain indépendant ». Son prédécesseur, Georges Pompidou – paysan du Cantal enthousiasmé par le modernisme -, avait amorcé, comme Premier ministre puis à l’Élysée, un véritable saccage urbain, dont témoignent encore les quartiers d’Italie, de Montparnasse, de Beaugrenelle, de la place des Fêtes ou la destruction des Halles. L’influence catas- trophique de Le Corbusier et les visions d’architectes désireux d’édifier une cité futuriste devaient conduire à planter des tours un peu partout, mais aussi à remplacer le canal Saint-Martin par une voie rapide, ou à édifier un échangeur routier non loin du Châtelet! Ce fut donc un miracle que Giscard d’Estaing, en bon conservateur, suspende ces projets de destruction dès son élection. Elle survint juste à temps pour que Paris demeure ce fabuleux ensemble urbain du XIXe siècle qui, aujourd’hui encore, fait rêver dans le monde entier. Je m’en suis avisé la seule fois où j’ai rencontré l’ancien président chez lui, près de la porte Dauphine, dans ce bureau où il me parlait comme un sphinx, avec un léger sourire, au milieu d’objets et de tableaux anciens. Pompidou préférait Vasarely, et le Centre Beaubourg allait illustrer, pour le meilleur, sa passion de la création. Mais une ville n’est pas un schéma qu’on réorganise à coups de crayon, et il revient à Giscard d’avoir voulu préserver le caractère et l’unité parisiens en préférant des évolutions plus subtiles.

Quand j’étais adolescent, à la fin des années 1970, nous détestions Giscard et ses électeurs, qui nous faisaient ricaner avec leurs loden verts, leurs tracts « Giscard à la barre » et leurs vacances à Courchevel. Mes amis étaient gauchistes, moi je me voulais anarchiste, mais nous avions tous sabré le champagne pour l’élection de Mitterrand, qui devait ouvrir une ère de fraternité. On y croyait, du moins. Giscard, lui, allait traîner toute sa vie un terrible mésamour. Son côté Grand Siècle et son élocution semblaient faits pour les sketches de Thierry Le Luron plutôt que pour gouverner la France – et c’était pire encore lorsqu’il voulait se rapprocher du peuple dans le style « je viens dîner ce soir », équipé de son accordéon. Je regardais aussi avec suspicion cet ancien ministre du général de Gaulle devenu l’un de ses pires adversaires. Ce président aux défauts trop visibles, que les mauvaises langues surnommaient « Sa Suffisance », aura néanmoins, par conservatisme, goût du beau ou conscience de l’Histoire, largement contribué à sauver Paris… avant de se voir plus sommairement désigné comme un porc qui aurait effleuré les fesses d’une journaliste.■

86/Marianne / 18 au 24 mai 2023

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