« Trois livres pour un été » – Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1374 du 13 Juillet 2023

Carte blanche

PAR BENOÎT DUTEURTRE

TROIS LIVRES POUR UN ÉTÉ

Je suis toujours fasciné par ces amis, critiques littéraires, qui parviennent à lire cinq, six livres par semaine et finiront l’été avec un avis sur les 400 romans de la rentrée. J’en reçois beaucoup, moi aussi, mais je les vois s’empiler avec angoisse, en songeant que jamais je ne pourrai absorber le dixième de ces volumes. Je n’ai pas encore lu la moitié de ceux du printemps dernier et j’entre aujourd’hui en session de rattrapage en ouvrant avec délectation – mais avec trois mois de retard – quelques-uns de ces livres reçus depuis le début de l’année.

Mon premier est signé Frédéric Bécourt auquel on devait déjà un premier roman prometteur au ton quelque peu houellebecquien (Attrition, Aethalides, 2021). Il va beaucoup plus loin dans Un vent les pousse (Accro), un récit saisissant qui adopte la forme de l’anticipation légère. L’action se situe en 2025 et s’inspire d’une réalité presque familière: l’emprise de la psychologie et des normes administratives sur le monde de l’éducation, jusque dans les relations entre parents et enfants. Gilles, écrivain sans grand succès, est le père de Chloé, une fillette soupçonnée de propos « racistes >> envers un petit camarade d’école (elle lui a dit qu’il sentait mauvais). Commence alors un processus kafkaïen de prise en main de l’enfant et des parents par des spécialistes du ministère et une « référente petite enfance à la mairie de Bordeaux ». Gilles, d’autant plus coupable qu’il est un père, choisit de se battre, mais ne trouve que le soutien d’une journaliste très à droite, ce qui n’arrange pas son cas. Bécourt éclaire de façon saisissante cet engrenage et le désarroi du narrateur. Pas très étonnant que ce roman ait embêté certains éditeurs, craignant eux-mêmes qu’une telle intrigue puisse passer pour réactionnaire malgré la force littéraire du récit. Il s’en est trouvé un heureusement, puis des journalistes et des lecteurs pour saluer cette grande réussite.

Mon deuxième est un bref roman de Philippe Lacoche, un des meilleurs auteurs français dont on ne sait plus quel ouvrage recommander (ses récentes Chroniques du pêcheur- jardinier étaient une merveille). À 60 ans passés, il conserve cette fraîcheur juvénile qui avait fait le succès de ses Petits bals sans importance (Le Dilettante, 2000), une histoire de musicos se déroulant, comme souvent, en Picardie. On retrouve le même ton de poésie et d’humanité dans les Ombres des Mohicans (Rocher), dont le héros ressemble au fondateur des Rolling Stones, Brian Jones, et arpente les routes sur sa vieille Motobécane AV88. Avec lui et les autres protagonistes, nous remontons le temps vers les années 1970, quand de jeunes fous de musique pop montaient leurs premiers groupes et se retrouvaient au café avec des hippies en herbe, des militants trotskistes fervents et insupportables, ou un passionné du « nouveau roman » plein de mépris pour les « Hussards ». Deux décennies plus tard, les mêmes personnages, dont les chemins se croisent à nouveau dans un village de la Drôme, n’ont pas tellement changé. Leurs sentiments et leurs désirs, prêts à renaître pour un rien, font toute la poésie de ce roman débordant de vie et de tendresse.

Mon troisième est un essai de l’excellent Claude Arnaud auquel on devait déjà (entre autres) la biographie de référence de Jean Cocteau, mais aussi une goûteuse étude sur Proust contre Cocteau, éclairant les relations entre les deux écrivains. Dans Picasso tout contre Cocteau (Grasset), on retrouve le jeune poète encore débutant, cherchant le bon vent et désireux de se rapprocher de ceux qu’il estime, à raison, plus géniaux que lui. Ce sera donc Picasso qui, après Proust et avant Stravinsky, utilise Cocteau quand il en a besoin, notamment comme entremetteur parisien. Mais le virevoltant jeune homme, à force de vouloir se faire aimer, suscite également des instincts de cruauté (ce sera encore le cas, plus tard, avec André Breton). De cette amitié problématique va naître quand même le ballet Parade (1917), cosigné par Cocteau, Picasso et Satie, avec le concours d’Apollinaire qui invente pour l’occasion le mot « surréaliste ». Claude Arnaud fait revivre au quotidien ces personnages extraordinaires dont l’histoire personnelle se confond avec celle de l’art moderne.

Mon tout est l’assurance de rafraîchissantes heures de lecture dans la torpeur estivale.■

86/Marianne/13 au 19 juillet 2023

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.