« Le bruit vert » – Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1382 du 7 Septembre 2023

Carte blanche

PAR BENOÎT DUTEURTRE

LE BRUIT VERT

Quand j’essaie de comprendre pourquoi mon quartier est de plus en plus bruyant, j’en arrive à cette étonnante conclusion: c’est pour sauver la planète. On dirait, en effet, que l’engagement des grandes villes contre le réchauffement climatique engendre mécaniquement d’autres formes de pollution – sonore en particulier – peut-être moins graves que les gaz à effet de serre, mais qui n’en constituent pas moins des nuisances. Un phénomène du même ordre explique l’augmentation de la pollution visuelle, quand des paysages entiers, terrestres ou maritimes, se trouvent dégradés par des champs industriels d’éoliennes ou de fours solaires qui pourrissent localement la vie au nom d’une action durable et responsable. La question du bruit est moins souvent évoquée – peut-être parce que la pollution sonore, d’une façon générale, demeure largement ignorée et que s’en plaindre vous désigne comme un vieux ronchon, allergique aux manifestations de la vie. Je voudrais néanmoins détailler, concrètement, pourquoi la ville douce et apaisée qu’on nous promet se transforme mécaniquement en territoire chaotique et assourdissant.

D’abord parce que l’« apaisement » urbain suppose (si l’on en croit la méthode adoptée dans beaucoup de villes) de refaçonner complètement les rues, les boulevards et autres voies de circulation pour augmenter la place des deux-roues et diminuer celle des voitures: d’où cette surabondance de travaux, de trous, de barrières et de marteaux piqueurs qui tendent à transformer le mandat d’un maire écoresponsable en chantier permanent qui vrombit jour et nuit dans la perspective lointaine d’un monde meilleur.

Ensuite parce que le jour où, enfin, le chantier s’achève, il apparaît que les étroits couloirs conservés pour l’automobile se transforment en usines à bruit. Non seulement les voitures y patinent à la queue leu leu, comme pour étaler dans la durée la pollution et le ronronnement des moteurs, mais les véhicules de secours – police, Samu, pompiers… – demeurent coincés comme les autres et font agir en vain leurs bruyantes sirènes qui ne semblent jamais devoir s’interrompre. L’illustration en est particulièrement nette au centre de Paris, où les ambulances qui filaient autrefois sur les voies sur berges se retrouvent désormais sur les quais, piégées avec les autres dans un éternel pin-pon. Un peu plus loin, rue de Rivoli, transformée en autoroute à vélos, le silence des deux-roues qui grillent les feux et menacent de vous écraser contraste avec le hurlement des fourgons de police, coincés entre bus et taxis dans l’unique voie de circulation.

Enfin parce que, dans une ville écoresponsable et citoyenne, désireuse de << rendre » aux habitants des espaces trop long- temps occupés par les voitures, ces mêmes espaces se voient dévolus aux nouveaux usages sportifs, festifs, événementiels qui transforment une cité en parc d’animation: on l’observe sur ces mêmes berges de la Seine, où les rares voitures qui passaient silencieusement, la nuit, sont remplacées par des fêtes improvisées au son de la techno; ou sur ces places régulièrement interdites à la circulation pour accueillir des rendez-vous sportifs, marathons, « trails » urbains et autres activités à consonance anglaise accompagnées par des roulements de tambours.

Ces nuisances d’un genre nouveau ne sont pas réservées aux grandes villes. On pourrait en évoquer d’autres dans ces campagnes perdues où des maires vertueux ne cessent de multiplier les ralentisseurs, rétrécissements de chaussée, dos-d’âne et plots en plastique. Ces aménagements, qui ont leurs avantages, défigurent les villages pour canaliser les véhicules et, paradoxalement, rendent plus prégnant le poids de la circulation et le bruit des voitures contraintes de freiner, de trébucher puis de repartir sans cesse.

Ce sont là quelques illustrations de cette étrange mécanique selon laquelle la disparition d’une nuisance en crée souvent une autre. Je me rappelle encore, dans le Paris de Chirac, l’apparition de ces motocrottes qui, pour assurer la propreté des trottoirs, produisaient aux alentours un monstrueux capharnaüm. De même, aujourd’hui, les effets secondaires du verdissement urbain devraient-ils nous interroger sur la justesse des solutions mises en œuvre un peu partout.■

86/Marianne/7 au 13 septembre 2023

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.