« L’injonction sportive » – Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1380 du 24 Août 2023

Carte blanche

À BENOÎT DUTEURTRE

L’INJONCTION SPORTIVE

Ils ne nous lâcheront plus. Avec un an d’avance, les jeux Olympiques commencent à envahir les médias, la politique et la communication. Les habitants de la région parisienne voient approcher cet horizon radieux comme une promesse d’embêtements auxquels beaucoup se seraient opposés si on leur avait demandé leur avis. Mais rien à faire, le retour des Jeux au pays de Coubertin se présente comme un événement auquel nul ne saurait échapper. D’une baignade ratée dans la Seine (on va la nettoyer) à ces publicités qui vendent la beauté du sport, du handisport, du sport rassembleur des peuples et du sport pour tous, la grand-messe a commencé. Un siècle avant, on préférait les « expositions universelles », qui ont pour une part façonné Paris, de la tour Eiffel au Grand Palais. La richesse des cultures et des nations justifiait un foisonne- ment de découvertes et de créations architecturales au fil de la Seine. Un siècle plus tard, l’État et la Mairie de Paris ont balayé l’idée d’une exposition, trop ambitieuse et presque inutile en comparaison des JO. Le spectacle sportif est la vraie religion de notre société postmoderne, avec son marché d’images et sa lutte pour les médailles… ultime forme encouragée de nationalisme, au son de la Marseillaise et aux couleurs du drapeau.

L’injonction sportive dans la vie quotidienne m’est apparue concrètement vers 1990, quand, à New York, je voyais chaque soir, derrière les vitrines, les employés courir, pédaler, soulever des haltères après le travail – ce qui eût paru presque exotique en France… avant qu’on ne commence à faire la même chose. Puis il y eut l’épisode Sarkozy et la pratique du jogging, devenue systématique chez tous ces jeunes cadres qui arpentent les boulevards pollués en survêtement et à petites foulées, un casque sur les oreilles et un compteur au poignet. Tout le contraire des marcheurs, comme moi, qui me balade une heure par jour en ville ou dans la nature, à la découverte des rues et des paysages. Les maires des grandes métropoles ont pris le relais, quand ils se sont mis en tête de nous inciter – et quasi nous obliger – à grimper sur des bicyclettes, non seulement sous le prétexte de sauver la planète, mais aussi pour prendre soin de notre santé. Anne Hidalgo est entrée dans mes cauchemars, répétant chaque nuit à mon oreille : « Vas-y, pédale, entretiens- toi, comme tout le monde, au lieu de te transformer en vieux poète bedonnant, la clope au bec. » De fait, il suffit de regarder quelques images d’autrefois pour s’aviser que l’humain, alors, avait moins l’obsession de son corps, et que l’humanité, loin de viser le bel idéal du mannequin sportif, ressemblait plutôt à un étrange zoo de gros, de maigres et de gueules tordues

Il paraît toutefois que le sport contribue à la promotion de valeurs humanistes, comme on le voit avec le football, trans- formé en monstrueux marché financier. Il renforcerait aussi la paix sociale, comme on a pu le constater lors du match France- Algérie le 6 octobre 2001 ou chez les supporteurs énervés des grands clubs. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ces jeux Olympiques 2024, censés donner le spectacle de la fraternité humaine, polarisent déjà toute l’angoisse du ministère de l’Intérieur et de la Préfecture de police, qui font des invocations pour éviter les plus lourdes menaces. Quant à la paix entre les nations, elle semble devoir passer par l’exclusion de certaines – Russie, Biélorussie – afin de conjurer des scènes déplaisantes comme, récemment, celle de la sabreuse ukrainienne refusant de serrer la main de son adversaire russe. Ajoutez les affaires de dopage qui ne manqueront pas d’éclater quand on découvrira que l’urine de certaines équipes a une teinte violette. Même l’esprit woke s’est mis de la partie avec la question des athlètes trans- genres, ou au gré des scandales régulièrement lancés sur les abus sexuels dans le monde sportif qui n’est pas, décidément, celui de la béatitude. La perspective des JO se résume donc, pour moi, à une question : où m’enfuir l’été prochain pour ne pas me trouver coincé à Paris? Et je connais déjà la réponse : arpenter paisiblement les sentiers, loin du tintamarre sportif. C’est ainsi que je compte entretenir mon corps en flânant, respirant, observant, écoutant, et me répétant intérieurement la bonne règle de vie de Winston Churchill: « No sport ».■

86/Marianne / 24 au 30 août 2023

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