Muray est une fête Par Benoît Duteurtre dans Marianne du 11 mars 2006

Toujours impatient de retrouver Philippe Muray pour déjeuner, je savais que, pendant une heure ou deux (cela se passait généralement au Sélect), nous allions épingler avec jubilation les derniers navets de l’air du temps: une déclaration de Ségolène («Le secret comme source de bonheur est une idée qui a vécu»), un projet de la Mairie de Paris (qui veut «recréer l’esprit village»), quelques anecdotes du milieu littéraire… Je me sentais surtout plein d’admiration devant lui, non seulement parce qu’il savait tout, analysait tout, retenait tout, mais aussi parce que notre vilaine conversation (qui avec d’autres aurait facilement tourné à la lamentation) se teintait alors d’une jubilation particulière; il avait cette façon de relever avec une énergie gourmande le détail significatif, de le monter en épingle et de le relier à d’autres, pour en faire une improvisation très artistique et raconter cette «comédie humaine» qui le fascinait. Quand nous nous trouvions avec d’autres amis et que la soirée se prolongeait, avec ce qu’il fallait de vin et de cigarettes, arrivait enfin ce moment où son grand éclat de rire devant l’époque, sa hargne chaleureuse à décrypter les attrapegogos finissaient par polariser l’attention de tous: on aimait l’absurde de l’humanité comme il le racontait avec une verve littéralement balzacienne.

La même jubilation emporte la prose admirable de tous ses livres. La plume de Muray possède une énergie dont je ne connais guère d’équivalent. Autant un Houellebecq suscite l’admiration par sa concision, son art de dire juste la chose; autant le style de Muray s’écoule abondamment, se déploie à la façon des étoffes de Rubens auquel il consacra un essai. On y retourne toujours avec délectation, sachant combien il va nous vivifier l’esprit, nous surprendre au détour, nous donner l’impression d’être intelligents. Muray excelle à construire une idée, à la développer, à la démultiplier en recourant à un immense répertoire d’anecdotes, d’exemples, de jeux de langage – jamais vains ni vagues comme ceux d’une certaine prose poétique qu’il détestait, mais toujours dirigés vers la cible. Cette langue somptueuse qui ne semblait guère lui demander d’efforts, tant elle lui était consubstantielle, se sera pleinement déployée dans les quinze dernières années de sa vie, à travers une profusion de textes parus le plus souvent dans la presse et dans des revues (l’Atelier du roman, Marianne, la Montagne…) puis repris en recueils (Exorcismes spirituels I à IV, Après l’histoire…). Muray était certes, depuis longtemps, une figure importante de la vie littéraire, auteur d’un passionnant Céline et d’un non moins lumineux XIXe siècle à travers les âges. Mais il avait aussi rompu avec ce milieu, ses élites intellectuelles et ses revues d’avant-garde, pour atteindre sa plénitude d’écrivain dégagé de toute respectabilité, de tout mot d’ordre, de toute stratégie sociale, creusant son sillon avec une liberté qui ne manquait pas d’indigner certains anciens amis, facilement prêts à le classer comme un «nouveau réactionnaire» et lui offrant par là même une nouvelle occasion de rigoler.

Aventurier de l’absurde

Pour bien comprendre l’art de Philippe Muray, il faudrait évoquer aussi ses expériences dans la presse populaire et le roman de gare. La même maîtrise impeccable du récit sous-tend ses essais, où il utilise les concepts en vogue comme des personnages (la transparence, la communication…); où les symptômes de l’époque apparaissent comme autant de protagonistes reliés par une intrigue au sein d’un tableau vivant (les rollers, les surfers…). Il a décrit lui-même son héros, Homo festivus, comme «quelque chose d’intermédiaire entre le concept et l’être romanesque, ce qui [lui] permet sans cesse de l’aborder par deux côtés, par les idées et par la vie, par la pensée comme par les événements concrets, par l’entendement comme par le mouvement». Sa connaissance experte du fait divers se traduit également par l’abondance d’exemples précis qui nourrissent sa réflexion. A l’affût des petites histoires comme des grandes, il dépouillait la presse, suivait la télévision – ce qui ne l’empêchait pas de se transformer parfois en homme de terrain, aventurier de l’absurde, traversant Paris avec des oreilles de Mickey ou se jetant en hurlant au milieu d’un rassemblement de rolleristes.

La grande oeuvre qui occupait Muray depuis quinze ans commence par un bref essai paru en 1991 aux Belles Lettres: l’Empire du bien. Presque tout ce qu’il écrira désormais apparaît comme un développement ludique de cette intuition: le monde contemporain «libéré» de toutes les tares de l’histoire – la violence, le sexisme, le nationalisme… – s’est transformé en entreprise positive. Sur fond de guerre, de crise, de chômage, la béatitude a gagné l’humanité; sa lutte pour le bien rejette désormais le principe même de la contestation, et se prolonge dans une liturgie festive de shows télévisés et de fiertés variées. Dans ce monde-là, Muray surgit comme un chevalier du «côté obscur», génialement doué pour renverser la bonne pensée. Il cultive un irrésistible plaisir de l’esprit dans la contemplation de cette société qu’il exècre avec l’obstination et l’excès des grands pamphlétaires, de Léon Bloy ou de Céline. Ainsi commence véritablement le «roman» qu’il nous laisse; ce livre immense qui aura pu adopter tour à tour la forme de la fiction (On ferme), celle de la poésie (Minimum respect), de l’entretien (Festivus Festivus) mais également – surtout peut-être – celle du texte ciselé, de l’essai de société, du libre commentaire d’actualité. Par le traitement vif, personnel et obstiné qu’il apporte à chaque sujet pour enrichir la description de l’Empire, Muray accomplit une oeuvre plus personnelle que politique, plus artistique que philosophique.

Cet homme subtil ne se laisse pas enfermer dans une vision trop entière. Lui qui détestait la société contemporaine se montrait curieux de tout. Ces dernières années, il avait enregistré plusieurs textes avec des musiciens et semblait enchanté de redécouvrir sa prose en reggae. Il pouvait s’intéresser avec la même acuité à l’informatique, ou voisiner dans des dîners avec des personnages proches de ceux dont il se moquait habituellement (des bo-bo, des jeunes branchés), sans se départir d’une courtoisie proche de la gentillesse… Je ne doute pas que – dans son autre regard – il voyait la même scène en version cruelle; mais sa vie comme ses livres restent irradiés par cette chaleur qui lui permettait au sens strict de détester le monde «cordialement». A sa façon, Philippe Muray apparaît comme un personnage de l’ancien monde égaré dans le nouveau. Devant le tableau déchaîné du ridicule contemporain, on aimait son savoir-vivre, le sérieux qu’il apportait à la littérature, sa grande culture artistique qui le rangeait au moins autant du côté des modernes que de celui des réacs; lui qui avait compris que l’esprit moderne – c’est-à-dire le sens critique – ne peut plus être qu’antimoderne.

Jusqu’au bout Philippe Muray a vécu comme il le voulait. Il est mort très rapidement, trop rapidement pour ses proches; mais le cancer qui l’a emporté en quelques semaines n’aura pas eu le temps d’assombrir une existence qui avait trouvé une solution face au pire: regarder la catastrophe universelle comme une fête.

 

Benoît Duteurtre

 

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