CULTURE
Voilà ce à quoi ressemblera une soirée en 2021
Le grand escalier brillait de tous ses feux. Une foule élégante se pressait, messieurs en smoking, femmes en robe du soir, à cette soirée de bienfaisance organisée pour la seconde fois depuis la réouverture du Palais Garnier. Le Tout-Paris des arts, de la politique et de la finance avait revêtu ses plus beaux masques. Car, s’il était interdit d’assister au spectacle visage nu, une allure recherchée n’était pas interdite – si bien que certains spectateurs, sous leur protection médicale, se sentaient minables en comparaison du très chic bandeau noir découpé par Dior Homme, ou des masques de grands couturiers adoptés par celles qui en avaient les moyens.
Les êtres de chair et de sang se regardaient de loin, avec méfiance, peinant à se reconnaître avant de s’adresser les compliments d’usage : « Très joli ton masque, ma chérie… Prends soin de toi ! »
Quelques minutes avant la représentation, le régisseur de plateau jeta un œil discret sur le public installé dans les velours et les ors du théâtre. Il éprouvait toujours une étrange impression en découvrant ces rangées de visages dissimulés, mais aussi les nombreux trous, dans les loges comme au parterre : des places libres achetées à prix d’or par la clientèle désireuse d’apporter son soutien à l’Opéra, tout en garantissant la distanciation qui, même en période de baisse de l’épidémie, demeurait de rigueur pour les personnes à risque. Le public, de son côté, fut un peu décontenancé en voyant apparaître sur scène, pour cette représentation du Lac des cygnes, le ballet vêtu de costumes rutilants mais entièrement masqué et ganté lui aussi. Il fallait s’y résoudre : la pratique de la danse, les mouvements de groupe, les sauts des étoiles et leurs étreintes constituaient autant de risques de contagion. Le masque blanc, toutefois, convenait idéalement à la « danse des petits cygnes » qui, dans leurs tutus immaculés, ressemblaient plus encore à l’élégant palmipède.
VIE MA VIE AVEC MON MASQUE
Les mélomanes, eux, s’affligèrent du son aigrelet de Tchaïkovski ; car l’orchestre, dans la fosse, avait vu ses effectifs de cordes divisés par deux pour limiter les contacts. Suprême précaution, un voile de protection recouvrait les pavillons des clarinettes, cors et autres instruments à vent : mesure indispensable après la démonstration, récemment établie, que ceux-ci étaient de véritables canons à gouttelettes ! Au foyer, durant l’entracte, chacun se tenait à distance des autres. Tel était devenu l’usage dans une société où la plupart des gens, désormais, restaient chez eux, travaillaient chez eux, et n’avaient de contact avec l’extérieur que par le biais du téléphone ou d’Internet. Les êtres de chair et de sang se regardaient de loin, avec méfiance, peinant à se reconnaître avant de s’adresser les compliments d’usage : « Très joli ton masque, ma chérie… Prends soin de toi ! » Après le spectacle, ceux qui n’avaient pas renoncé à la vie urbaine gagnèrent les derniers restaurants du quartier pas encore reconvertis dans la livraison de plats cuisinés. Les tablées restaient limitées à deux personnes, si bien que l’intérieur des grandes brasseries ressemblait à ces pensions de famille où de tristes couples dînent, sans se dire un mot, dans le cliquetis des couverts. La comtesse G…, refusant d’abandonner ses plaisirs mondains, avait quand même organisé chez elle un souper, préparé et servi par des domestiques immunisés (ils avaient leurs certificats). Au menu : des maquereaux, très à la mode et hors de prix depuis que l’Académie de médecine recommandait la consommation de poissons gras, riches en vitamine D.
A la fin du repas, le romancier B…, succombant à ses travers, demanda timidement s’il pouvait fumer une cigarette. Il avait l’habitude d’affronter ce moment social où on le dévisageait comme un malade avant de lui répondre cruellement : « Bien sûr, il y a un cendrier sur le balcon. » Les choses avaient cependant changé, ces derniers mois, depuis la découverte des effets positifs de la nicotine, retenue comme piste pour un futur traitement qu’on attendait toujours ; et il fut ravi d’entendre s’exclamer : « Mais oui, cher ami, fumez parmi nous ! On aspirera quelques bouffées. Ça ne pourra pas nous faire de mal ! » Encouragé par ces mots, l’ancien ministre T… sortit à son tour de sa poche un cigare ; et les autres le regardèrent avec envie comme un homme qui sait se protéger.
Carte blanche précédente : « Morale de microbe » par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1205 du 17 au 23 avril 2020.
Carte blanche suivante : « Punitions » par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1209 du 15 au 21 mai 2020
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