Société – Les casseurs de code : Eugène Ionesco, brûleur de planches Par Benoît Duteurtre dans Marianne du 05 août 2017

Dans les années 50, le plus roumain de nos auteurs classiques a affranchi le théâtre de tout ce qui le caractérisait alors. Avec lui, plus d’intrigue, plus de personnages typés ou même de sujet, mais une explosion de poésie loufoque.

A l’aube des années 90, on apercevait parfois, boulevard Montparnasse, un vieil homme au visage de clown triste, marchant entre deux femmes en direction d’une brasserie du quartier. On les retrouvait assis sur une banquette de La Rotonde, et quelques jeunes gens passionnés de théâtre se passaient le mot en murmurant : « C’est Ionesco, avec sa femme et sa fille. » On écarquillait alors les yeux devant cette légende vivante, dont chacun avait vu au moins la Cantatrice chauve au Théâtre de la Huchette. Certains l’avaient découvert au lycée, dans les manuels de littérature où il apparaissait, avec Samuel Beckett, comme l’inventeur du « théâtre de l’absurde ».

D’autres avaient joué quelques extraits de ses pièces où le langage semble pris de folie. Ce personnage qu’on apercevait encore, dans la dernière décennie du XXe siècle, apparaissait ainsi comme un illustre rescapé de la bouillonnante avant-garde qui avait tout bouleversé cinquante ans plus tôt. Ionesco, pourtant, si l’on avait osé l’approcher, aurait sans doute refroidi l’enthousiasme de ses jeunes admirateurs, lui qui ne prisait ni la notion de « théâtre de l’absurde », ni celle d’« avant-garde », comme il l’a expliqué dans ses Notes et contre-notes « L’avant-garde ne peut être généralement reconnue qu’après coup, lorsque les écrivains et artistes d’avant-garde auront créé une école dominante. Par conséquent, on ne peut s’apercevoir qu’il y a eu avant-garde que lorsqu’elle est devenue arrière-garde. »

Entré au programme du bac, puis élu à l’Académie française en 1970, cet écrivain mesurait l’ironie de se croire encore sulfureux lorsqu’on est consacré ! Mais son sens inné de la contradiction lui inspirait également de virulents discours anticommunistes, à contre-courant d’un milieu intellectuel selon lui complaisant avec le totalitarisme. Et son sens critique l’avait même conduit, depuis quelques années, à délaisser le monde du théâtre, parce qu’il trouvait insupportable la manie des metteurs en scène de réviser les pièces selon leurs convenances… Critique qui conserve son actualité et qui marque la personnalité définitivement rebelle d’Eugène Ionesco.

C’est le 11 mai 1950 que l’histoire du théâtre a radicalement changé de cap sous son influence. La comédienne Paulette Frantz est la dernière à se rappeler la création de la Cantatrice chauve, où elle incarnait Mme Smith dans la troupe de Nicolas Bataille, une bande de jeunes comédiens pleins d’enthousiasme : « L’assistante du metteur en scène, roumaine comme Ionesco, nous avait passé une pièce de cet auteur inconnu que nous avions lue et décidé de monter. » Contrairement à une légende bien ancrée, la création n’eut pas lieu au Théâtre de la Huchette mais aux Noctambules, près de la Sorbonne, devant une salle quasiment vide, et la Cantatrice disparut bientôt de l’affiche. Paulette Frantz se rappelle que certains spectateurs sortaient, que les rares critiques se demandaient pourquoi des comédiens talentueux perdaient leur temps à jouer une pareille imbécillité.

Seuls quelques-uns goûtèrent le comique des dialogues stéréotypés, inspirés d’une méthode Assimil et parsemés de faux dictons tels que : « Mieux vaut pondre un œuf que de voler un bœuf. » Raymond Queneau vint plusieurs fois applaudir cette pièce qui ne rapporta pas un centime aux jeunes comédiens, mais leur permit de passer quelques chaleureuses soirées chez Ionesco et son épouse, Rodica : « Nous étions à la fois conscients et inconscients de débroussailler quelque chose. Notre instinct nous laissait deviner que c’était important. »

« ON NE PEUT S’APERCEVOIR QU’IL Y A EU AVANT-GARDE QUE LORSQU’ELLE EST DEVENUE ARRIÈRE-GARDE. »

Créée dans un relatif anonymat, la Cantatrice chauve constitue l’acte de naissance d’un nouveau théâtre, aussi révolutionnaire que le nouveau roman, mais bien moins théorique et plus fantaisiste. Les origines roumaines de Ionesco y sont peut-être pour quelque chose, même s’il est né en France, d’une mère française, le 26 novembre 1909. A l’âge de 14 ans, il suit son père à Bucarest où il va demeurer près de vingt ans, au point de perdre son aisance en français. De là vient peut-être la distance amusée qu’il entretient avec cette langue, tout comme les deux autres maîtres du nouveau théâtre, Beckett et Adamov, non francophones l’un et l’autre.

C’est en Roumanie également que Ionesco découvre certains précurseurs du surréalisme, comme le poète Urmuz, et qu’il se lie avec d’autres jeunes écrivains comme Eliade et Cioran. Son côté profanateur apparaît dès ses premiers écrits, notamment dans Hugoliade (1935), une « biographie ironique » dans laquelle il déboulonne le grand écrivain. Enfin, pendant la guerre, il regagne la France muni d’un poste à l’ambassade roumaine ; puis il s’installe dans le Paris de la Libération, où d’autres jeunes écrivains comme le russe Arthur Adamov, l’irlandais Samuel Beckett, mais aussi Roland Dubillard ou Romain Weingarten cherchent à tâtons les voies d’un renouveau théâtral.

Parmi ceux-ci, René de Obaldia, aujourd’hui doyen de l’Académie française, se rappelle avoir été entraîné par Adamov au Théâtre Lancry pour assister, en 1952, à la création des Chaises, cette pièce où deux vieillards attendent des invités qui n’arrivent jamais : « Nous devions être une douzaine dans la salle, et il y avait autant de chaises vides derrière nous que de chaises empilées sur scène, ce qui créait un étrange effet de miroir. » Obaldia se lie avec Ionesco qui donne des cours de français pour arrondir ses fins de mois.

D’une pièce à l’autre, celui-ci conquiert toutefois suffisamment de détracteurs pour commencer à se faire un nom. En 1955, Jacques ou la soumission (suivi d’un second volet intitulé L’avenir est dans les œufs) montre l’enfermement familial dans sa monstrueuse cocasserie. Le critique du Monde, Robert Kemp, n’y voit que des « mouches pour gobe-mouches », tandis que Jean-Jacques Gautier se déchaîne dans le Figaro : « Je ne crois pas que M. Ionesco soit un génie ou un poète ; je ne crois pas que M. Ionesco soit un auteur important ; je ne crois pas que M. Ionesco soit un homme de théâtre ; je ne crois pas que M. Ionesco ait quelque chose à dire. » En conclusion, Ionesco est « un plaisantin, un mystificateur, un fumiste ».

Pendant plusieurs années, ce journaliste tout-puissant contribuera, par son acharnement, à faire connaître l’auteur qu’il dénigre. A l’inverse, son collègue Jacques Lemarchand est un fervent soutien de Ionesco qui suscite également l’enthousiasme de collègues plus reconnus, tels Armand Salacrou et même Jean Anouilh, alors en pleine gloire. Celui-ci déclare en 1956 : « Tout Parisien qui aime le théâtre (et pas seulement le théâtre d’avant-garde) rougirait un jour ou l’autre dans un salon de n’avoir pas vu les Chaises. Je crois bien que c’est mieux que Strindberg, parce que c’est noir “à la Molière” d’une façon parfois drôle, que c’est affreux et cocasse, poignant et toujours vrai. »

À CONTRE-PIED DE SON ÉPOQUE

Entre-temps, la création du chef d’œuvre de Beckett, En attendant Godot (1953), a renforcé l’idée qu’une école était en train de naître, affranchie de tout ce qui caractérisait jusqu’alors le théâtre : une intrigue, une situation sociale ou psychologique, des personnages caractérisés, ou même un sujet (d’où ce titre de la Cantatrice chauve qui ne renvoie à rien dans la pièce). La mécanique du langage, passablement déréglée, semble prendre le pouvoir sur scène, quitte à nous signifier autre chose : comme la vacuité de toute conversation, la vanité du jeu social, l’horreur et la drôlerie de cette absurdité. De ce nouveau théâtre, Beckett et Ionesco sont le Racine et le Molière, l’un écrivant des « canulars tristes », l’autre, des « canulars gais », selon la formule d’Obaldia.

En 1957, la Cantatrice chauve est reprise dans la mise en scène originale, couplée avec la Leçon, sur la scène du Théâtre de la Huchette, où elle figure toujours à l’affiche soixante ans plus tard ! Le nom de Ionesco commence à s’imposer en France et dans le monde. Créé à Düsseldorf en 1959, Rhinocéros rompt avec la série des huis clos délirants pour mettre en scène la vie d’une cité. La poésie loufoque de Ionesco, qui montre tous les habitants se transformant en rhinocéros, se mêle à une méditation sur l’adhésion de chacun à une violence aveugle.

Présentant la version française à l’Odéon, Jean-Louis Barrault définit la pièce comme « du Marx Brothers chez Kafka ». En 1961, le critique anglais Martin Esslin publie à New York The Theatre Of The Absurd, qui donne un nom à cette avant-garde née à Paris dix ans plus tôt – quand bien même Ionesco juge le terme « assez vague pour ne plus rien vouloir dire et pour tout définir partiellement ». En 1962, dans Le roi se meurt, on retrouve Béranger, le héros de Rhinocéros, confronté à la désagrégation du monde et à sa propre mort. En 1966, Ionesco entre à la Comédie française avec la Soif et la faim.

« JE NE CROIS PAS QUE M. IONESCO SOIT UN HOMME DE THÉÂTRE. » “LE FIGARO”, EN 1955

Cette consécration ne l’empêchera pas de prendre à nouveau le contre-pied de son époque. Dès 1956, dans une petite comédie intitulée l’Impromptu de l’Alma, il mettait en scène un auteur nommé Ionesco et trois universitaires arrogants : Bartholoméus I, II et III, débarquant chez lui pour expliquer comment on doit écrire, penser et construire de bonnes pièces. L’un des personnages est inspiré de Jean-Jacques Gautier, comme le précise l’auteur : « C’est le critique dramatique le plus dangereux, non pas à cause de son intelligence puisqu’il n’est pas intelligent, ni à cause de sa sévérité qui ne se fonde sur rien, mais parce que l’on sait que lorsqu’il s’attaque à un auteur, celui-ci est prêt à se prendre pour un génie. »

Dans ce texte, Ionesco raille également le théâtre engagé, quand Bartholoméus II proclame : « Brecht est mon seul Dieu et je suis son prophète. » Et il ne manque pas de ridiculiser les théoriciens qui se multiplient dans le sillage de la littérature d’avant-garde, tel Roland Barthes dont la silhouette transparaît dans les discours fumeux sur la « costumologie » et la « théâtralogie ».

Au cours des années suivantes, Ionesco trouve une nouvelle cible : les milieux intellectuels, trop complaisants à ses yeux pour les régimes totalitaires d’Europe de l’Est. Il n’a jamais supporté la brutalité du pouvoir, lui qui s’élevait déjà, dans ses années roumaines, contre les tentations fascisantes de ses contemporains Cioran ou Eliade. Dans ses recueils de réflexions, il attaque désormais le communisme, quitte à endosser une réputation d’écrivain de droite. Fâché avec Adamov, il s’en prend surtout à Jean-Paul Sartre, accusé « d’avoir attaqué, insulté, diffamé Koestler, Kravchenko, qui disaient des vérités lumineuses ». Quelques années plus tard, il fustigera les complaisances parisiennes pour la Révolution culturelle. L’inventeur du théâtre de l’absurde se retrouve ainsi décalé d’un monde théâtral prompt à croire que la modernité va de pair avec l’engagement à gauche.

Ultime offense aux certitudes de son époque, Ionesco s’en prend aux metteurs en scène, en ces années où le développement du théâtre public assure à cette profession un pouvoir sans précédent. Le dramaturge aime les acteurs (lui-même joue fort bien, comme il l’a prouvé en interprétant les Possédés dans la mise en scène de Nicolas Bataille), mais il entend qu’on suive les indications précises qui sont constitutives de ses pièces. Déjà, au moment de la création de la Cantatrice chauve, se souvient Paulette Frantz, « une assistante voulait détourner la mise en scène sur le mode du cirque, et ça ne fonctionnait pas du tout. Jouer le rire pour attirer le rire, c’est foutu ».

Ionesco entend donc qu’on respecte scrupuleusement ses didascalies et il ajoute : « J’en veux aux metteurs en scène modernes qui ne respectent pas ma vision, alors qu’ils n’en ont aucune. Ils entrent dedans, ils changent les emplacements des personnages, alors qu’il y a un ordre, une architecture mouvante. Ils n’en tiennent pas compte, parce qu’ils ne la comprennent pas. Ils ont leur univers, moi, j’ai le mien… Alors, maintenant, je fais des tableaux. »

L’auteur qui a révolutionné le théâtre consacrera ses dernières années au pinceau. Dans ses peintures, il montre sa fidélité au surréalisme, né en France, mais entaché à Paris par l’esprit de sérieux et la passion politique, alors que l’Europe centrale et orientale y voit une source de fantaisie plus radicale. Cette conception le rapproche d’écrivains comme Witold Gombrowicz ou Milan Kundera, attachés eux aussi à l’amour du jeu comme vertu décapante de la modernité, et à l’humour comme unique salut, ainsi résumé par Ionesco : « Nous sommes comiques. C’est sous cet aspect que nous devrions nous voir. Rien que l’humour, rose ou noir ou cruel, mais seul l’humour peut nous rendre la sérénité. »

 

Benoît Duteurtre

 

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