Chirac par Benoît Duteurtre – Le Point n°2457 – 27 septembre 2019

JACQUES CHIRAC 1932-2019

Si on m’avait dit…

PAR BENOÎT DUTEURTRE

Jacques Chirac est resté l’héritier d’une certaine vision républicaine des années 1960, acquise à l’idée du service public, de l’ascenseur social, de la correction des inégalités tout autant qu’à l’affirmation du rang de la France, insupportable à ceux qui considéraient les nations européennes comme périmées.

Je n’ai pas oublié Jacques Chirac, en 2003, invitant les gouvernements polonais, tchèque et hongrois à une certaine retenue. Au moment d’entrer dans l’Union européenne, ces derniers venaient de proclamer leur soutien radical à l’intervention américaine en Irak. Les mots du président m’avaient alors semblé parfaitement justes: les États qui prétendaient rejoindre l’Europe n’avaient pas vocation à imposer d’emblée leur dissidence. Cette déclaration provoqua toutefois un concert d’indignations, jusque dans la presse française. Pour qui se prenait cet arrogant président? Tandis que Donald Rumsfeld dégainait son opposition entre la « vieille » et la «nouvelle Europe », il ne s’est trouvé personne pour défendre Chirac au moment où il rappelait la traditionnelle position gaulliste de la France sur l’indépendance européenne; aucun observateur pour montrer comment les Américains (et leurs alliés britanniques) entendaient profiter d’un élargissement hâtif pour imprimer à l’Europe cette orientation nouvelle dont on voit aujourd’hui le résultat: une union trop vaste et sans projet, dont l’ambition diplomatique a fini par se dissoudre dans l’Otan.

Il m’est arrivé souvent, au cours des années Chirac, de m’agacer contre cet homme inconstant, changeant de ligne au gré de ses intérêts. Que pouvait-on attendre d’un président qui, un jour, s’affirmait comme le chef de la droite dure et le lendemain comme l’ennemi de la fracture sociale »? La réponse fut donnée durant ces quelques mois où la France allait incarner une forme de raison politique, profitant de l’occasion pour accomplir avec l’Allemagne un rapprochement par le haut. A la même époque, Nicolas Sarkozy s’efforçait, dit-on, de rassurer l’ambassade américaine en affirmant qu’il n’aurait pas agi de la sorte. Mais qui peut douter, quinze ans plus tard, que la position française était la bonne ? Celle qui aurait pu éviter au peuple irakien tant de malheurs ajoutés à la dictature de Saddam Hussein; celle qui aurait pu épargner au peuple syrien et aux chrétiens du Moyen-Orient le chaos qui s’étend aujourd’hui partout. Cette obstination courageuse aura d’ailleurs fini par souder, brièvement, une bonne partie de l’opinion française et étrangère, jusqu’aux manifestants anglais dénonçant les mensonges de Tony Blair!

Après quoi nous avons vu revenir le Chirac bashing, ce jeu cruel des faiseurs d’opinion dénonçant l’incurie du président, sa nullité, son je-m’en-foutisme. Ils n’avaient pas tort. Je me rappelle encore une allocution consacrée aux tournants de l’économie, au cours de laquelle Jacques Chirac répétait, avec cet air inimitable de fausse conviction, que l’important, désormais, c’était l’entreprise, nouvelle entité vertueuse par laquelle devrait passer l’organisation du pays. Ce discours aujourd’hui banal, il semblait l’ânonner comme un exercice obligé soufflé par ses conseillers, une parole circonstancielle qui devait davantage au cynisme de son prédécesseur François Mitterrand qu’à la tradition gaulliste.

Bomber le torse. Pour autant, sa difficulté à relayer le discours de l’entreprise n’était pas insignifiante. Parmi les différentes positions adoptées par Chirac au fil du temps, l’élection de 1995, avec son thème de la «fracture sociale», semble l’avoir montré particulièrement à son aise. Peut-être parce que cet animal politique est resté, malgré tout, l’héritier d’une certaine vision républicaine des années 1960, acquise à l’idée du service public, de l’ascenseur social, de la correction des inégalités tout autant qu’à l’affirmation du rang de la France, insupportable à ceux qui considéraient les nations européennes comme périmées (ainsi les Verts de toute l’Europe manifestant contre les modestes essais nucléaires français). Cette politique aura sans doute bénéficié de l’héritage des Trente Glorieuses qui permettait encore de bomber le torse. C’est ainsi que la ville de Paris put se transformer en vitrine, notamment dans le domaine culturel, où l’on doit aux chiraquiens tout le réseau de bibliothèques, conservatoires, théâtres d’arrondissement dont bénéficient aujourd’hui les bobos.Le chiraquisme aura également pris l’apparence d’une famille somme toute plus raffinée que la sarkozie, avec ses Juppé, Toubon, Baroin, Gaymard et autres. Il semble toutefois que les forces se soient conjuguées, dès les années 2000, pour répandre l’idée que ce pays-là était ringard, vieillissant, inadapté, que le temps de la réforme était venu. Ce coup de balai a pris le nom de Nicolas Sarkozy puis de François Hollande, et enfin d’Emmanuel Macron, avec les mêmes conséquences: une Europe allemande où l’on parle anglais, une France agissant comme un petit soldat de Washington, de la Syrie à l’Ukraine, quand elle ne sème pas elle-même le chaos en Libye; une société ou les inégalités augmentent et se voient tout juste colmatées par les réformes sociétales.

Un tempérament porté à la nostalgie peut regretter n’importe quoi. Mais je n’aurais pas cru ceux qui m’auraient affirmé, voilà quinze ans, que je pourrais regretter les années Chirac. J’y parviens aujourd’hui, pour ces quelques raisons auxquelles j’en ajouterai une autre, plus légère: c’est que les Chirac furent le dernier couple bourgeois de l’Élysée, ce qui n’était pas forcément un défaut. Après les réceptions clinquantes de Mme Félix Faure, après ma regrettée aïeule Germaine Coty servant la soupe à son mari, Jacques et Bernadette sont la dernière illustration, à la Dubout, de cet album de famille. Peu importent les tromperies et les ragots; peu importe le tempérament de cette première dame plutôt revêche; une autre page d’histoire s’est refermée avec eux. L’Élysée est devenu le temple des divorcés, des familles recomposées, des petites amies fluctuantes. Il s’est adapté à son époque, comme la France elle-même tente de s’adapter à ce nouveau siècle où rien ne subsistera de ce qui fait, désormais, le charme discret des années Chirac

*Écrivain. Dernier ouvrage paru: «En marche !»  (Gallimard, coll. Blanche 224 p., 18,50 €).

Frontière. George W. Bush et Jacques Chirac au cimetière militaire américain de Colleville-sur-Mer, le 6 juin 2004, lors de la commémoration du débarquement en Normandie Deux ans plus tôt les relations franco américaines ont été mises à mal par les ambitions belliqueuses du président américain en Irak, auxquelles s’était fermement opposé son homologue français. Le 7 février 2003, Jacques Chirac avait néanmoins pris l’initiative de renouer le dialogue. «Sans grande conviction, concédera t-il dans le second tome de ses Mémoires, en 2011,

 

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