« Guy Béart et le sexe opposé » – Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1227 du 18 au 24 septembre 2020

Carte blanche

GUY BÉART ET LE SEXE OPPOSÉ

PAR BENOÎT DUTEURTRE

Emmanuelle Béart a voulu rendre hommage à son père, et elle a bien fait. Car Guy Béart, oublié des jeunes générations, fut une des plus belles figures de la chanson française des années 1950-1960. Un âge d’or où l’on associait souvent les « trois B »:
Brassens, Brel, Béart… Sauf que les deux premiers ont pris place dans la légende, tandis que le troisième a rejoint le purgatoire (où l’attendait un quatrième « B », lui aussi trop dédaigné: Gilbert Bécaud). Pour remédier à cette injustice, Emmanuelle Béart a préfacé l’intégrale de ses chansons: 20 CD rassemblés dans un coffret chez Universal après des années durant lesquelles ces enregistrements étaient parfois introuvables.

Ce livre-disque superbement illustré invite à retrouver des refrains connus de ceux qui avaient alors 20 ans, mais que d’autres reconnaîtront même en ignorant le nom de Béart parce qu’ils appartiennent à la mémoire collective: « Ma petite est comme l’eau, elle est comme l’eau vive », « Il n’y a plus d’après, à Saint-Germain-des-Prés », « Qu’on est bien dans les bras d’une personne du sexe opposé », « Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté ». On y retrouve la singularité de cet artiste né en Egypte, apprenti ingénieur avant qu’il se tourne pleinement vers la chanson dans les cabarets de l’époque, comme La Colombe, où il fit ses débuts. Tout son art tient dans des chansons à la fois simples et subtiles, accompagnées à la guitare, et dans cet instinct des refrains que tout le monde reprend. Dès ses premiers 4-tours, le chœur se joint à sa voix. Comme l’explique Bertrand Dicale, qui a rédigé la présentation de cette intégrale, une chanson est faite pour que chacun la chante: s’il fallait seulement l’écouter, on ne dirait pas « chanson », mais « écousson »!

Emmanuelle Béart peut être fière de son père, mais elle a tort de vouloir l’adapter à l’air du temps. Sur le disque d’hommage qui vient de paraître en même temps que l’intégrale – De Béart à Béart(s), également chez Universal -, elle interprète avec Thomas Dutronc cette chanson dont les paroles initiales, « Qu’on est bien dans les bras d’une personne du sexe opposé », ont été transformées pour devenir: « Qu’on est bien dans les bras d’une personne du genre qui nous va »… Comme si le simple fait de chanter l’amour entre un homme et une femme et l’attrait de la différence – ce que faisait Béart avec beaucoup de poésie – était suspect d’homophobie et devait être gommé! Ses chansons n’ont pas besoin de ces accommodements ridicules et se tiennent fort bien sans réécriture, comme le prouve d’ailleurs le reste de cet album quand Carla Bruni, Laurent Voulzy ou Vincent Delerm reprennent des joyaux comme Bal chez Temporel ou les Couleurs du temps. Peut-être Emmanuelle, artiste « engagée » s’il en est, voulait-elle faire oublier l’image de « chanteur de droite » que certains esprits sectaires accolaient à son père quand elle était adolescente et que la mode était aux envolées anars de Léo Ferré. Cette étiquette semble pourtant réductrice, l’unique parti de Béart étant celui de son art, qui pouvait le conduire à chanter devant une foule immense à la Fête de l’Humanité, aussi bien qu’à devenir l’ami des Pompidou ou encore à ironiser sur la société moderne dans des titres qui résonnent avec l’actualité comme le Grand Chambardement, ou les Grands Principes.

Tant de talent n’a pas empêché Béart de sombrer aux oubliettes, plus encore après cette fameuse altercation télévisée où il défendait la chanson comme art poétique face à Gainsbourg qui la qualifiait d’art mineur. L’air du temps préférait le cynisme du second à la sincérité du premier… Béart n’en continua pas moins jusqu’à sa mort, en 2015, à chanter et chanter encore, comme dans ces nombreuses émissions de télé où il répondait même aux questions par des chansons ! Il aimait aussi, dans la pure tradition country, redonner vie à des airs anciens, comme cet air du XVIIe siècle: Vive la rose, devenu grâce à lui un refrain populaire fredonné même par ceux qui ne savent plus le nom de Béart. N’est-ce pas la plus belle des réussites ?

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