Rubempré aux Bains-Douches Par Marin De Viry – « À nous deux, Paris ! » de Benoît Duteurtre – Marianne 25 Août 2012

Rubempré aux Bains-Douches
Par Marin De Viry

Récit d’une initiation, le nouveau roman de notre collaborateur Benoît Duteurtre, «À nous deux, Paris !», séduit par sa douce nostalgie et son évocation des années 80.
Les jeunes ambitieux agissent désormais sur un marché international, et leur objectif est l’argent. Conquérir Paris et conquérir la gloire n’ont plus aucun sens, car Paris n’est qu’un point sur la carte du réseau mondial, et l’argent épuise le sens d’une vie. Paris ne fabrique plus de pouvoir, n’arbitre plus rien, ne lance plus rien. C’est un vaste promène-couillons que son passé surplombe. Le dernier râle de son histoire de cité s’étend des années 80 au début des années 90. Je situerais volontiers la dernière soirée parisienne au Privilège, la boîte de Fabrice Emaer située sous le Palace : c’était un dîner offert par Léo Castelli en l’honneur d’Andy Wharol, que Benoît Duteurtre évoque dans son roman. Tout est clair : une grande cité est morte. Depuis, on ne fait plus rien de parisien ; pis, on fait semblant, on y mime une identité perdue dans un mouroir, dont Bertrand de Saint-Vincent, notre excellent confrère du Figaro, est le chroniqueur paramondain.

Benoît Duteurtre nous offre, avec ce balzacien À nous deux, Paris !, le destin d’un jeune homme né juste avant qu’il ne soit trop tard pour pouvoir rêver de Paris. Né quelques années plus tard, vers la fin plutôt que le début des années 60, le fait d’espérer la gloire à Paris l’aurait immédiatement classé parmi les crétins. Nous contemplons donc le destin d’un des derniers Rastignac possible. Ou d’ailleurs d’un Rubempré, son double englouti, ce garçon qui tourne mal dans la Comédie humaine, car trop faible dans un monde où l’or, «l’or à tout prix !», commence à régner. Rastignac le réussi et Rubempré le raté : ces deux modèles sont possibles, Paris a encore ce pouvoir de départager l’heur du malheur social, au moment où le roman commence.

Venu de Dieppe avec son armoire sur le toit de la voiture paternelle, installé dans un appartement familial pour un an, Jérôme va expérimenter toutes les joies de la naissance sociale à son arrivée à Paris, et cédera à toutes ses tentations. Musicien et compositeur de vocation, inscrit à la Sorbonne en histoire de l’art malgré les angoisses bourgeoises de sa famille, les avertissements et les sombres prédictions d’un oncle enrichi dans le commerce des cuvettes de WC, notre héros, comme pour donner raison à toutes ces craintes, sèche d’emblée ses cours. Il se fait recruter pour un job (un tiers faire-valoir, un tiers technicien, un tiers homme à tout faire) par une musicienne aussi pleine d’elle-même que sûre d’un talent qu’elle n’a pas, en tout cas pas au point où elle l’imagine. Cette introductrice à la vie parisienne est une caricature d’artiste à prétention, bourrée de préjugés, avec un sens prononcé de la persévérance dans l’erreur artistique. Mais elle ouvre à Jérôme subjugué les portes de la nuit, et le Paris branché des années 80, dont le mythique Bains-Douches. Avec cette vie noctambule, le héros perçoit son paquetage pour la vie parisienne : la cocaïne, l’homosexualité, et les percées musicales.

Le style de Benoît Duteurtre a une souplesse, un phrasé qui fait songer à la musique française du début du XXe siècle. Il a un effet d’imprégnation, de pénétration lente dans l’esprit du lecteur, et déclenche une sympathie douce pour ce personnage à la fois gentil – c’est ce qui le perd – et irrésistiblement indépendant – c’est ce qui le sauve -, que l’on ne quitte pas. On a bien affaire à une forme de nostalgie, mais qui n’exclut pas la rigueur d’analyse, voire l’ironie quand le héros le mérite. Nostalgie qui se tient à distance de la complaisance comme de la dénonciation du présent : le regret du passé ne devient pas l’idéologie du passé. Jérôme vit sa vie, s’écarte de la construction d’une carrière au profit de la jouissance, manque s’abîmer et puis… deux branches du récit apparaissent : l’une où il se perd, et l’autre où, s’il ne se «gagne» pas tout à fait, il reprend le contrôle. Paris meurt, mais les hommes continuent d’y naître à eux-mêmes.

 

À nous deux, Paris !,
de Benoit Duteurtre, Fayard, 320 p., 19 €.

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