« Le grand méchant russe » – Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1225 du 4 au 10 septembre 2020

Carte blanche

LE GRAND MÉCHANT RUSSE

PAR BENOÎT DUTEURTRE

Quand les médias nous ont annoncé l’empoisonnement de l’opposant russe Alexei Navalny, j’ai d’abord espéré que le malheureux allait s’en sortir. Mais quand Emmanuel Macron, presque aussitôt, a parlé d’asile diplomatique, avant que sa copine Angela le double en rapatriant à Berlin cette victime supposée des manigances du Kremlin, il m’a semblé, comme dans la Cantatrice chauve, avoir déjà rencontré cette histoire quelque part. Je n’avais pas, en effet, l’impression de lire mais de relire, pour la deuxième, la dixième fois, ce récit d’un sombre assassinat fomenté par les services secrets russes selon des méthodes dignes du défunt KGB: un film d’espions sur la guerre froide qui nous rappelait que de Staline à Poutine il n’y a qu’un pas.

Moi, je n’en sais rien, et je veux bien entendre toutes les versions. On dirait toutefois, en lisant ce récit foireux, que les diables postsoviétiques ne sont décidément pas très doués, eux qui passent leur temps à empoisonner leurs opposants sans même parvenir à les éliminer discrètement. Pis encore, après avoir manqué leur victime, incapables de la retenir dans un goulag ou un hôpital psychiatrique, ils la laissent filer de l’autre côté des lignes de l’Otan, où l’on est trop content de détenir une preuve supplémentaire des agissements des forces du mal. Bref, si j’en crois le récit de la plupart des médias, les dirigeants de la Russie et leurs sbires sont de pauvres taches; et ils montrent une étrange obstination dans la maladresse en programmant, chaque fois, de nouveaux empoisonnements ciblés qui vont servir d’arguments à tous ceux qui, à l’Ouest, luttent contre tout rapprochement entre l’Atlantique et l’Oural.

Voilà qui me rappelle ce chapitre, plus terrible encore, de la guerre syrienne où le même enchaînement se produisait régulièrement, laissant à penser que nous avions affaire à des imbéciles. Il semblait ainsi que Bachar al-Assad, dès qu’il commençait à maîtriser la situation et à vaincre ses adversaires avec le concours de ses amis russes, choisissait ce moment précis pour balancer des armes chimiques sur des populations inoffensives, comme s’il tenait à briser sa victoire dans l’œuf en s’attirant tout l’attirail de condamnations, sanctions, représailles et menaces d’intervention occidentale. Je ne dis pas qu’Al-Assad ou Poutine sont des saints. Mais ils seraient masochistes qu’ils n’agiraient pas autrement. On peut certes invoquer, en Syrie comme en Russie, la présence de barbouzes qui ne s’encombrent guère d’autorisations et accomplissent leurs méfaits de leur propre initiative, quitte à plonger dans l’embarras le pouvoir qui les emploie. On peine quand même à croire que des régimes si tyranniques n’aient pas le contrôle de tels agissements. C’est pourquoi on peut retenir, aussi, l’hypothèse avancée par les autorités russes selon lesquelles cet empoisonnement peut avoir été causé par des ennemis du Kremlin, désireux de fragiliser la détente qui se profile timidement, relativisant le danger du grand Satan postsoviétique, à l’heure où les relations avec la Chine se dégradent.

Pour y parvenir, les russophobes n’ont qu’à dérouler le film préparé depuis des années, avec le concours actif des blockbusters hollywoodiens: un scénario dans lequel les Slaves sont tous des malfrats cruels, aux visages balafrés, recourant aux méthodes les plus perverses pour détruire leurs adversaires. Le style empoisonneur leur sied comme un gant. De leur côté, les gouvernements baltes ou polonais s’emploient à entretenir le climat de guerre froide envers un pays qui, certes, leur a causé de grandes souffrances, mais dont rien ne laisse supposer aujourd’hui qu’il est conduit par des intentions aussi agressives. Voilà qui autorise à mobiliser l’Allemagne, la France, toute l’Europe de l’Ouest, en somme, dans des combats et des manœuvres qui ne la concernent pas, mais que relaient avec ardeur nos ex-gauchistes: ceux qui, dans leur jeunesse, déjà, dénonçaient l’URSS pour mieux ignorer les crimes maoïstes. Le monde a changé, mais pas eux, toujours prompts à dénoncer la main diabolique de Moscou et appelant à la riposte d’un «camp occidental » qui n’a plus de sérieuses raisons d’exister… hormis ce perpétuel retour de l’empoisonneur venu du froid.


 

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